vendredi 11 avril 2014
(Les premiers essais pour la maquette de Pilkington (admirez ses attributs : l'hameçon et la toise), réalisés par notre accessoiriste / marionnettiste, Cerise Guyon. Cf. page Facebook de la compagnie Le tambour des Limbes.)

***


Texte de présentation, lu hier, lors de la sortie de résidence au Théâtre 13 :

La paume du conte

Un jour, sans raison ni état d’âme particuliers, le reflet vous nargue dans le grand miroir. Votre double glacé menace de prendre votre place. C’est arrivé à de meilleurs que vous (à Sir James)… Une ride, un cheveu blanc, de la bedaine, des varices, les commissures immobiles d’une bouche prenant son élan pour s'écrier : « NON ! »… Vous vous surprenez dans une pose crispée, celle de la grande personne – pressée et qui a déjà, sans le savoir, dépassé de plusieurs coudées sa vie rêvée. Très sérieux, vous dites alors : « Je ne sais pas comment c'est arrivé, mais cette mythologie qui avait occupé une place si importante dans mon enfance a cessé d'exister. Tout du moins, je n'y ai plus pensé. » Vous parlez de tas de choses, de Peter Pan et de bien d’autres contes qui furent importants pour vous, jadis, et, cependant, s’évanouirent (pchitt !) du jour au lendemain, sans que vous puissiez rendre compte de leur disparition. Soufflés comme une chandelle ! Pourtant, cela ne vous avait pas donné l’impression de changer l’ordre établi : il semblait même qu’il faisait toujours clair autour de vous, les ombres ne vous avaient encore pas emporté. Que Peter Pan soit mort ou vivant pour vous et d’autres, cela a peu de poids ! Tout ce petit monde tourne et s’agite sans discontinuer, n’est-ce pas ? Puis, tout à coup, quelque chose ou quelqu’un finit tout de même par tirer votre manche (où vous ne cachez pas d’atouts !) et vous vous souvenez…
Oui… Vous vous souvenez vaguement de l’enfance sauvage, lorsque réel et fiction ne faisaient qu'un, quand tout était possible. Et vous ouvrez un livre, au hasard, pour caresser la paume d’un conte oublié. Son auteur est le fils d’un modeste tisserand et d’une sorte d’ogresse. Il est né en 1860 et mort en 1937. Un Écossais. Petit et moustachu. Un Puck ratatiné comme une vieille pomme reinette oubliée deux hivers de suite dans un grenier. Un ancien enfant. Sur la couverture, en évidence, sur fond vert (comme il se doit) un titre cachant bien son jeu : Le Petit Oiseau blanc. Roman publié en 1902, à Londres, et traduit sur un coup de tête, pour la première fois, en français, en 2006. Que vous l’ayez déjà lu ou non, vous devriez en connaître l’histoire, car les grands romans sont toujours, nous dit Nabokov, de grands contes de fées (à condition que l’on ne se méprenne pas sur le sens de l’expression « contes de fées »). Vous pouvez ajouter ensuite que les grands contes de fées disent tous la même chose…
Toutes les histoires qui éveillent notre intérêt commencent par ces mots.
Il était une fois…
Once upon a time…
Quel que soit notre âge, nous nous crispons un peu lorsque nous entendons cette antienne, sûrs et certains que l’on va enfin parler de nous, que notre tour est venu. Nous tendons l’oreille vers la voix qui réveille en nous cet ancien enfant que nous n’avons pas fini d’oublier (un parmi d’autres exilés de notre mémoire).
Il était une fois…
Once upon a time…
Un homme de quarante-deux ans, au milieu du gué, qui créa un mythe pour mieux dire ce qu’il était, pour mentir vrai comme personne d’autre avant lui. Le mythe (celui de l’éternel enfant ; Peter Pan, puisqu’il faut nommer ce meurtrier…) devait d’ailleurs presque (oui, presque) effacer l’homme et les autres œuvres de l’auteur de la mémoire collective. Le « Il était une fois » est la clef, car il contient autant le début qu’il annonce déjà la fin de l’histoire – bien sûr, on ne peut conter que ce qui est achevé.
Fini. Mort. Perdu.
« L’espoir est une mémoire qui désire, le souvenir une mémoire qui a joui » dit Balzac. Barrie, lui, messager des Entre-deux, écrit dans l’interstice qui sépare ces deux continents, celui du Jamais et du Jamais-Plus, et il suture ces deux espaces que nous traversons, bon gré mal gré. Et Peter joue les cerbères aux portes du Jamais. Et Barrie est l’Enchanteur, mais un Enchanteur peut-être trop enchanté par sa créature. À la fin, en tout cas…
Précisément… Barrie diffuse un enchantement qui lui est propre, une inimitable magie. Il y a également quelque chose d'empoisonné dans son œuvre, de dangereux pour le lecteur ou le spectateur. Barrie est un peintre et joue en virtuose sur toute la gamme des émotions, passant du morbide au féerique en une seule phrase. Mais, en dépit des apparences, c’est un réaliste avant tout, comme il ne cessera de le répéter – sans compter qu’il est un extraordinaire explorateur de sa psyché. Le Petit Oiseau blanc est une œuvre si mystérieuse que même son auteur n’en connaissait probablement pas tous les secrets, mais il les exhibait – presque malgré lui. Le narrateur, le Capitaine W–, célibataire entre deux âges, prisonnier d’une impossibilité (celle d’être un homme entier, de tuer l’enfant en lui), joue les anges gardiens et peut-être, dans quelque recoin de son esprit, les croque-mitaines et les Pilkington (dont le Capitaine Hook est un avatar). Fantaisie ! Visions douces ou amères. Il s’y perd, Barrie. Il s’enivre du jeu d’être un autre. Et cela lui coûte son mariage. Et il tisse avec ce roman le filet qui ramène à lui cinq délicieux orphelins, les petits Llewelyn Davies, dont il devint le très dévoué tuteur. Et, comme dans la plupart de ses écrits, il y a là un secret qu'il faut trouver… C’est à vous de jouer ! Roger Lancelyn Green, un de ses biographes exprime cela parfaitement : « On dit que chacun de nous porte un roman en soi. Barrie écrivit en pleine conscience le sien (…). En écrivant, l’œil collé sur les enfants Davies, Barrie a puisé en lui, inconsciemment, dans les replis les plus intimes de son âme, avec plus de vérité et de spontanéité qu’il n’en avait l’intention. En agissant de la sorte, il fut pris à son propre jeu, car tel est le génie : le reflet de quelque chose de plus profond et de plus universel que l’esprit n’en a conscience. » Tout livre s’ouvre comme une fenêtre ou… une cage : il est porteur d’un secret qui ne se livre pas au premier venu – mal venu. Le livre, comme la cage, est fait pour se refermer. Sur nous !
Ce qui demeure en nous, le livre refermé, ce n’est pas ce qu’il nous a donné, mais bel et bien ce qu’il nous a dérobé, sans que l’on s’en aperçoive. Et ce souvenir, cette impression, ce sentiment, cette marque qui subsistent en nous des mois et des années après sont la rencontre véritable avec son auteur, le contact établi entre l’âme du lecteur et celle de l’auteur.  Ce qui a fait ricochet en nous, l’onde de choc, c’est cela qui dit, mieux que la plus détaillée et précise des biographies, ce que fut l’homme et ce que nous pouvons apprendre de certain sur lui. À cet égard, Le Petit Oiseau blanc est un roman parfait. Bien qu’étrange dans sa composition – un patchwork, des histoires enchâssées, dont une seule parle de Peter Pan, il faut le redire –, il fait preuve d’une cohérence souterraine plus grande qu’on ne le croit d’abord. Sa complexité ne se découvre réellement qu’après de nombreuses lectures. Ce roman est une sorte d’autoportrait de Barrie et un miroir pour le lecteur capable de s’aventurer assez loin. Mais pour cela il faut avant tout se défaire du piège d’une apparente simplicité. Et jetez au feu ou aux orties Peter Pan, car il n’est presque pas question de lui, même s’il a, tout de même, avouons-le, sa petite importance…  Toutefois, ce n’est, certes pas, le Peter Pan que vous connaissez, mais un de ses frères d’âme plus ancien…
Les lecteurs, qui rencontrent pour la première fois Barrie au détour d’un texte, sont en général très surpris, mais rétrospectivement, avec un certain retard sur l’émotion induite. Le sang coule de la blessure, mais bien après le coup porté. L’offrande d'un sentiment pur et clair masque le prix que le lecteur devra payer, in fine. On ne peut comprendre et aimer pleinement Barrie que si l'on accepte d'être « faible » à l'égard de ses propres émotions et, bien sûr, cette faiblesse n'en est pas une, mais elle requiert un courage que tous les lecteurs ne se savent pas posséder. Perdre la maîtrise de ses émotions, pour les ressentir vraiment, telle est l’exigence barrienne. Être audacieux et fou comme un enfant, en somme ! Le Petit Oiseau blanc est cette expérience, le retour à un Ailleurs oublié.
Seuls les artistes – en particulier, les écrivains et les comédiens – ne quittent jamais l’enfance. Seuls, ils ont en commun avec les enfants l’art du « Faire-Semblant », le « Make-Believe ». Tôt ou tard, pour la plupart, nous nous égarons ; et, au cœur du bois du Faire-Semblant, nous trouvons, hélas, non pas le loup, mais l’arbre de la connaissance et tout est fini. Le monstre, c’est nous. Le loup, c’est nous. Le Faire-Semblant est le jeu suprême, celui qui nous permet de vivre autant de vies qu’il est de fruits à l’arbre de la connaissance – mais tant que l’on n’en goûte aucun. Parfois, nous revenons sur nos pas dans ce bois, de la manière dont on prend, à un carrefour, sans y penser, un chemin jadis familier ; mais il ne mène plus au Repaire du Jadis. Le bois disparaît lorsque l’on devient savant, dès l'instant où on le cherche. Il demeure tant que l’on croit dur comme fer, tant que l’on ne s’étonne pas de sa présence. Voilà l’une des vérités que nous révèle le très écossais James Matthew Barrie dans Le Petit Oiseau blanc. Ce bois est celui de la conscience aux yeux mi-clos et de la mémoire, bien entendu. Dans ce bois, court à perdre haleine l’enfance. Tout ce que nous plantons et dissimulons dans ce bois dit ce que nous serons plus tard. Barrie, lui, y apprit très vite que la seule femme qui compte réellement, c’est la mort, que l’on tète au sein de la mère, en même temps que les histoires et le mensonge. Il fut donc conscient dès les premières années de la vie, avant l’arrivée de la Fée Puberté, que tout est mythique. Le mythe est la trace du Bois désormais perdu. Le livre est le jardin de la mémoire. Les Jardins de Kensington, cadre féerique de ces histoires, sont peut-être, à cet égard, une métaphore du Jardin d’Éden.
Ce que Pierre Gripari écrivait au sujet de Dickens, on pourrait le proclamer de Barrie : « Il y a, pour un romancier, deux façons d’être vrai. La première, la moins intéressante, c’est de faire du reportage, du réalisme, du documentaire. La seconde, c’est d’être vrai en tant que créateur, d’être poreux et perméable, de ne pas tricher avec ce qui vient des profondeurs. (…) Ses personnages, il ne les décrit pas, il les enfante, il les modèle, il les sculpte. Leurs mouvements, leurs actes ne sont pas constatés de l’extérieur, mais projetés du dedans. La voix dont ils nous parlent ne vient pas du dehors, elle surgit du fond de nous-mêmes. (…) C’est un initiateur, un guide, qui nous prend par la main et nous fait découvrir avec lui ce pays inconnu, incongru, ridicule, dramatique, terrifiant : notre âme. »
Comme Peter Ibbetson, nous vivons tous deux vies : une vie réelle et une vie chimérique ; celle que, bien trop sûrs de nous, nous nommons réelle ne l'est pas tant que cela. Elle s’expose effrontément à soi et aux autres, mais elle ne dit pas grand-chose sur nous – pas l’essentiel en tout cas, car il est inavouable. La vie réelle, c'est celle de l'âme et cette vie-là est invisible : elle ne se traduit que par des serments muets et des frôlements, par des effrois et des promesses rarement tenues. Elle parle notre langue maternelle, qui est incommunicable, singulière jusqu’à être tragique. Pouvoir contempler un instant le visage de l’âme est chose impossible et, néanmoins, c’est que Barrie nous permet de faire très souvent dans Le Petit Oiseau blanc, au moyen d’un conte, d’une histoire d’amour et d’un bouquet de regrets.
Tout le monde connaît Barrie, de même que tout le monde connaît le petit enfant caché en soi. Oui, vous le connaissez, cet enfant aux dents de lait qui ne fait pas plus de bruit qu’une petite souris et qui ressemble étrangement à Peter Pan, l’Enfant du Jadis, l’enfant que nous avons assassiné pour devenir ces messieurs et ces dames, ces tout à fait ratés, ces reflets glacés.
Il y a des monstres et il y a des proies, comme il y a des enfants éternels et des êtres qui font, de temps en temps, l’enfant, mais ne l’ont jamais été, puisque l’enfance pour eux ne fut jamais un état durable et solide, tout juste une simple étape subie avec impatience, un flottement agaçant, dans une métamorphose dont ils savaient d’emblée la finalité. Il est des êtres qui sont engagés dans un processus de détérioration consenti et qui, jamais, ne peuvent croiser le fer avec l’enfant qu’ils furent. De telles choses ne se décident pas. On naît enfant ou homme, sans rien avoir à redire, ou si peu. La liberté dans l’entre-deux est la parure que l’on offre au destin : élégance ou fureur. Il faut peut-être aller à l’écriture comme à la guerre. Les enfants font, eux aussi, toutes les guerres, semble nous dire Barrie, dans un soupir. Il faut vivre comme on prépare un assassinat : le sien. Ou, plus exactement, il faut tuer un possible, le premier, cette autre version de soi que l’on n’a pas choisie, dans l’enfance, et la dissimuler, au pied de l’arbre de la connaissance. Ce double assassiné reviendra nous hanter. L'auteur du conte est ce double inconnu et pressenti ; ce double, Barrie le nommait M’Connachie et, parfois, je le crois, le Capitaine W—, dont il est question ici.
Dans ce livre, qui n’est ni une biographie, ni un roman, ni un conte, mais qui est « simplement » littérature, donc mythe originel, Barrie nous livre son secret, qui est tout autant sa façon de vivre que sa manière d’écrire. Car l’un n’est que le reflet de l’autre. Ce roman réaliste, tendre et cruel, est le livre qu’un fils a écrit en pensant à sa mère qui l’a à la fois trop aimé et pas assez aimé ; c’est le livre écrit par un homme qui ne put renoncer à être garçon pour devenir pleinement homme ; c’est le livre qui donne à voir la naissance et la mort de l’enfance, le combat des ombres et de la lumière... Le Petit Oiseau blanc est une biographie fictive de l’homme Barrie, une biographie que le lecteur peut porter comme une broche épinglée à son cœur, bijou que l'on ouvrirait à l'envi pour y trouver à chaque fois quelque chose de nouveau pour l'esprit et d'intrigant pour la mémoire, avec cette révélation secrète à l’intérieur : on ne peut que déchoir du bonheur, comme de l'enfance… et cette vérité est le battement secret du conte, de tout conte…
C’est pourquoi Le Petit Oiseau blanc ne parle que de nous ! Et des enfants rêvés et assassinés. Les Enfants du Jadis, ceux que nous fûmes et que nous avons reniés et (presque) oubliés !

                                                                                                                    Céline-Albin Faivre

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Tous mes remerciements à Rémi Prin et aux comédiens, ainsi qu'à toute l'équipe technique pour ce beau moment.

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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