samedi 29 septembre 2012

Petites précisions quant à la vidéo du jour (révélant à la fois ma maladresse légendaire et mes incapacités à l'oral – défauts que je n'essaie ni de masquer ni de corriger) : l'histoire intitulée Farewell Miss Julie Logan a été publiée, sous forme de livre, en 1932, soit cinq ans avant la mort de Barrie ; mais il l'a écrite au cours des années 1930 / 1931, et publiée pour la première fois, dans une version un peu différente, dans le supplément du Times, le 24 décembre 1931. 
Cette histoire en forme de testament littéraire a, en vérité, mûri pendant des décennies dans l'esprit de Barrie...
La traduction française sera en librairie aux alentours du 3 octobre. 
Avant de me rendre à la Beinecke, j'avais déjà eu la chance (et la volonté) de pouvoir étudier et comparer la version du Times et l'édition originale de Hodder and Stoughton. Cela a considérablement enrichi et éclairé ma traduction. Mon idéal aurait été de proposer les deux versions au public français. Un jour, peut-être... 

À la Beinecke, j'ai pu admirer et étudier plusieurs des manuscrits et tapuscrits originaux de ce court roman. Il subsistait dans mon esprit un doute sur un mot du texte et j'ai trouvé la solution, que seul Barrie détenait, dans l'un des manuscrits. Mais le bon à tirer était déjà parti... Peu importe, cela ne change pas grand-chose, même si j'aime (extrêmement) la précision .
Que mon mari (qui est, et il a bien d'autres qualités, un latiniste et un génie du mot juste) soit loué ici pour son aide ; il sait tout ce que je lui dois, tout ce que cette traduction lui doit. 


J'ai déposé sur mon site Barrie une postface que j'ai écrite pour ce texte... Suivra un fichier avec diverses notes de bas de page qui ne sont pas présentes dans l'édition d'Actes Sud, mais me paraissent tout de même intéressantes pour le lecteur français... Voir le billet précédent pour découvrir un aperçu de cette postface.

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Je remercie du fond du coeur mon éditrice chez Actes Sud pour sa confiance et ses encouragements. J'espère que nous publierons ensemble bien d'autres romans et surprises barriens.
J'espère que ce texte vous rendra heureux autant que moi.

À très bientôt, ici et, surtout dans les pages d'une nouvelle publication barrienne... 

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Exemple typique d'une "critique" vaine et stupide, superficielle et inutile,
qui n'a rien compris à la profondeur et à la subtilité du texte. 

{Cliquez sur les images pour les agrandir.}





Le pays d’hiver
de James Matthew Barrie


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« Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu'au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre, entrer en possession de l'objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l'enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. »

(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann)

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« La mémoire est ce qui en nous est sommeil, elle est notre eau dormante.»

« Mais je crois que son mal d’un pays natal a une autre source. Ce n’est pas le passé qu’il idéalise, ce n’est pas au présent qu’il tourne le dos, c’est à ce qui meurt. Son souhait : que partout – qu’il change de continent, de ville, de métier, d’amours – il puisse trouver son pays natal, celui où la vie naît, renaît. Le désir que porte la nostalgie est moins celui d’une éternité immobile que de naissances toujours nouvelles.
           Avec le temps qui passe et détruit cherche à prendre la figure idéale d’un lieu qui demeure. Le pays natal est une des métaphores de la vie. »

(J.-B. Pontalis, Les Fenêtres)


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Ailleurs est toujours un songe. L’enfance n’existe pas. Pas plus que la jeunesse. Non, il ne faut pas croire en cette enfance ou en cette jeunesse ordinaires que l’on prend toujours à témoin pour mettre en défaut ce que l’on est devenu, bon gré mal gré, plus tard, trop tard. On naît déjà  mort et tari, mais sans le savoir d’abord, et c’est parce que l’on naît mort et tari que nous ne mourrons jamais de nostalgie.
Bien au contraire : la nostalgie fortifie certaines peaux d’âme, les moins épaisses. La nostalgie est l’appel vers cet Ailleurs auquel personne ne répond. Nous sommes comme le Voyageur[1] de Walter de la Mare, qui revient sur ses pas, peut-être pour tenir une ancienne promesse, et qui se retrouve face à une horde de fantômes silencieux. Les fantômes du poème sont les nôtres, les peaux mortes de notre passé, laissées sur le chemin comme autant de serments oubliés. Adam Yestreen a beaucoup à voir avec le Voyageur de Walter de la Mare. La nostalgie, contrairement à la tristesse, n’est pas une maladie mortelle ; mais c’est un mal très contagieux, bien qu’il ne s’attaque qu’aux âmes des poètes. Il ne les corrode d’ailleurs que pour leur bien, il faut le dire. Être nostalgique, malade d’une utopie, d’une uchronie, c’est le seul état qui vaille pour celui qui se noie dans l’écrit, dans ce Léthé épais où il aimerait se fondre, fragment de temps dans un bain de fusion.
Commençons par la fin, puisqu’il n’est question que de cela : de la fin d’une chanson, de la fin d’un homme et du silence ultime d’un grand écrivain. Précisément, la fin de cette histoire est légèrement différente dans les deux versions que Barrie écrivit de ce conte – car cette Julie Logan qui se présente devant vous, aujourd’hui, est une Julie rediviva, ainsi que nous nous en expliquerons plus avant –, celle pour le Times et celle du livre enfin traduit ici. La fin écrite pour les lecteurs du Times est plus ambiguë, davantage portée vers la raison et la négation du rêve, celle du livre résolument acquise à la cause de l’imagination, au monde secret et clos – mais poreux – de l’intériorité. Le pauvre Adam de la première version concluait ainsi : « Je n’ai pas besoin de me répéter qu’elle n’existait pas, car je le sais parfaitement, mais c’est à lui, à ce pauvre fou, à ce jeune self [2] que je charrie derrière moi, que je dois le dire », tandis que celui de la seconde version attend la mort afin de rejoindre cet être rêvé, ce simulacre, cet être atomique dont il a croisé la trajectoire, à moins que ce ne fût l’inverse. Ces deux versions d’un même texte révèlent assez bien le mode de fonctionnement de la pensée barrienne et la dualité de l’écrivain, tout autant que celle de l’homme. Ce petit roman de Barrie manifeste au plus haut point son art et le trésor que l’écrivain laissa en dépôt à la postérité.
Les écrits les plus simples de Barrie sont les plus complexes. On pourrait presque toujours vérifier cet axiome : plus Barrie s’exprime avec limpidité, plus l’histoire semble suivre une ligne droite (mais il s’agit toujours d’une illusion, car Barrie avance selon « une ligne de sorcière »[3]), plus le texte dissimule et couve le feu de sa psyché, à savoir ce qu’il se refuse à dire – à moins que le lecteur ne mérite cet aveu, en se dessaisissant un peu de lui-même. Barrie accepte que l’on ouvre toutes les portes de son âme, mais il faut d’abord trouver seul la clef – en soi.
Si le vécu se mesure à l’intensité d’une émotion, nous ne vivons peut-être vraiment que dans le regret et l’inachevé. Sûrement faudrait-il regretter moins ce qui ne fut pas et aimer davantage ce qui est, mais nous ne serions plus alors qu’une âme sans musique, sourde à toute poésie. La « vraie vie » se recroqueville dans nos songes, nuit après nuit, dévorée par nos regards d’ogre, rapetissant tant et si bien qu’à la fin il ne reste plus qu’une poussière, un fragment doré, un conditionnel passé, un « si jamais », dissimulé sous les ruines de nos ambitions et de nos désirs – les vestiges de la jeunesse ardente. Tout le reste n’est rien. La vieillesse n’est qu’un long processus d’aveuglement. Comme le Docteur John qui oblitère sa vision avec ses poings ou le jeune David qui réfléchit fort en serrant ses tempes entre ses mains dans The Little White Bird, il faut opacifier notre vision extérieure afin d’entrevoir notre intériorité. Le marchand de sable est passé entre la fin de l’enfance et le début de l’adolescence et nous entrons dans la nuit, peu à peu, lorsque la jeunesse, si brève et décevante, s’enfuit, emportant avec elle toutes les promesses. Nous avançons dans le noir pour entrevoir, encore une fois, à chaque fois, l’éclat du royaume perdu, qui n’a jamais existé ; nous passons notre vie à reprendre une ritournelle trouvée dans le ventre de notre mère, afin de nous endormir tout à fait, afin de vivre vraiment, hors de portée du réel décevant, pour enfin devenir ce chant que nous portons en nous, et n’être plus que le dernier écho d’une chanson à la gloire des héros que nous aurions pu être.
L’hiver est l’avers de la nuit ; c’est le manteau du printemps endormi ; c’est de notre printemps qu’il s’agit, tombé dans le sommeil de l’éternité ; et, du domaine d’éternité, nous n’avons que les regrets pour seule preuve de l’existence de cet Ailleurs. Pip, personnage de Great Expectations, est l’un des rares héros de la littérature à se voir accordé le privilège de revenir sur ses pas et de réintégrer ce Pays Natal, le domaine d’éternité, l’Ailleurs, qui n’existe pour aucun d’entre nous autrement que sous la forme du songe. Mais Dickens eut tort, là où Barrie eut raison, car Sir James savait bien que personne ne revient d’un voyage au Pays de l’Hiver. Pas même les héros[4].
Hiver est autant le nom d’une couleur que celui d’une saison, la nostalgie. La nostalgie est cette temporalité que l’on porte en nous, qui s’effrite, s’égrène et voltige dans un rayon de soleil volé aux dieux. Et ce grain rugueux qui, soudain, va irriter la paupière du lecteur est une poussière de jeunesse, tombée d’un pan de ce manteau de printemps. Dès que l’on ouvre le livre, ce grain se loge en nous, sur le rebord de l’œil et la vision devient trouble. On peut maintenant lire le conte. L’eau des paupières tombe sur la page et aquarelle les personnages ; ils se diluent à notre contact : l’œil qui lit et celui qui pleure, côte à côte, faux jumeaux, font vivre cette ancienne ballade. Les couleurs des personnages sont estompées, nous dit Barrie. Peut-être parce qu’ils ont longtemps séjournés au fond de la mémoire. La mémoire de Barrie est blanche comme ce glen enclavé, barré, par la neige ; et blanc est notre cœur gelé par l’émotion – brisée dans son déploiement.
Barrie nous fait pénétrer dans un univers clos, scellé, dans un moment blanc, qui est comme l’année zéro de cette mémoire, qui est celle des écrivains et des rêveurs – si une telle chose pouvait être figurée. Là est le génie de l’écrivain écossais : nous donner à vivre la naissance de la nostalgie, la naissance de nos fantômes, et surtout la naissance de celui qui va usurper notre rôle au sein de notre propre existence : un être monté en graine, enté sur l’oubli de la jeunesse, sur l’oubli des promesses que nous nous étions faites, avant de prendre au sérieux les menaces du réel et ses affirmations qui congédient le rêve et crucifient l’âme des poètes, puis éteignent ce feu qui était en chacun de nous au premier jour. Nous sommes tous des Adam Yestreen, mais Adam, lui, sait qu’il s’est trahi. Il a construit une vie calme et honnête sur un mensonge.
Nous vivons deux vies : une vie prosaïque et une vie secrète, intérieure et inavouable. C’est cette  vie presque honteuse – parce que parée tandis que l’autre est toujours désemparée – que le narrateur nous donne à vivre en écrivant ce journal que nous lisons ; et, en le lisant, nous devenons peu à peu voyeurs et non plus simple lecteurs. De même que Barrie double toujours le regard de ses personnages, par le biais d’une longue-vue, d’une vitre, ou de toute autre surface réfléchissante, il nous convie à pénétrer dans les pensées de son héros, lui-même voyeur… Nous sommes donc doublement voyeurs. Barrie – qui avait étudié les philosophes pendant ses années de formation – se montre très platonicien dans la mise en scène de ce conte d’hiver. L’avant-dernier chapitre, à cet égard, est une merveilleuse rémanence ou réminiscence de l’allégorie de la Caverne développée dans la République de Platon, au livre VII[5]. Au clair de lune, Adam observe des reflets dans l’eau, mais eux-mêmes ne sont que les reflets de personnages que les vitres de la fenêtre laissent entrevoir. De même ces reflets ne sont que des reflets de personnages appartenant au passé… Barrie met en scène divers degrés de réalité, qui ne manquent pas de rappeler Platon et ses eidôla (des images, des fantômes, des simulacres).
Nous avions déjà remarqué[6] que Barrie construisait toujours ses histoires au moyen d’un verre au travers duquel il regarde le monde et ses personnages[7]. Ce verre est à la fois dépoli et a valeur de loupe. Il est aussi une sorte de peau protectrice, une cloison poreuse qui sépare le voyeur et le monde extérieur. Imaginons un instant que ce conte se tienne dans une boule à neige et que l’auteur, Barrie, secoue cette boule à neige devant nous, lecteurs. Le conte a la forme de ce globe de verre et, à l’intérieur de ce globe imaginaire, métaphore du conte d’hiver, il y a un glen, à l’intérieur duquel le narrateur est piégé, de même que nous sommes piégés dans une certaine conception du temps que Barrie construit pour nous : un temps à la fois subjectif (un temps subverti par le génie et la malice[8] de Barrie) et objectif (le temps littéral, celui de l’écrit présenté à un tiers, le lecteur possible, et qui répond à la logique de la langue ; le temps du livre que nous lisons, qui se trouve être, en outre, le Journal du narrateur). À la fin du chapitre X, un étrange télescopage temporel se produit, lorsque le narrateur vieillissant retourne sur les lieux de sa rencontre avec Julie Logan, près du ruisseau. Trois « strates » de temps passés sont mises en perspective. D’abord, un passé récent (« Je ne suis revenu qu’une seule fois sur les lieux de ma première charge, il y a un mois ») ; puis un passé à la saveur du présent – mais un présent éternel –, qui est celui du journal intime que nous lisons et dont Adam donne l’illusion d’avoir écrit, il y a un instant, les dernières pages ; et, enfin, un passé, parfois plus-que-parfait, qui nous ramène (de manière très ambiguë) tout autant au début du Journal qu’à une réalité inscrite dans un passé, désormais inaccessible, même en remontant le cours du livre, en tournant les pages. En effet, le passé du narrateur, relaté dans les chapitres précédents du Journal, est comme aboli par la révélation à laquelle consent Adam au dernier chapitre. Un mensonge, une omission a contaminé le Journal et ce qui y est relaté. Dans ce paragraphe, Barrie ouvre une faille temporelle de manière fort subtile. Le passé s’empare littéralement du présent (qui est déjà un passé au moment où nous le lisons et même au moment où le narrateur l’écrit) ; le Jeune Adam – éternellement jeune, vierge de toute altération, puisque simple possible jamais réalisé de l’autre Adam, celui qui vit au premier plan  – fait vivre à cet Adam-ci (le narrateur que nous accompagnons en lisant le livre, depuis la première ligne) ce qu’il a vécu, lorsque Julie Logan l’a (ou ne l’a pas ?) mordu. Les deux Adam possibles fusionnent un court moment : « L’instant d’après il cria, car il avait l’impression que son sang s’écoulait et j’éprouvai moi-même une angoisse affreuse qui ne s’estompa qu’après avoir passé un mouchoir sur mon cou. Quelle que fût la chose qui avait été là, elle était partie, et je m’enfuis bien vite, car j’avais été aussi frappé que s’il s’était agi du Spectre. » Nous sommes donc en présence de deux narrateurs, de deux versions du même Adam, qui ne s’unissent qu’en cette occasion.
Julie, une succube ? Julie, avatar de Lilith ? Julie, spectre de la nuit ? Première femme avant Ève ? Julie, un vampire ? Quoi qu’il en soit, elle vide littéralement Adam de son self, de sa jeunesse, sinon de son sang, et emporte avec elle le meilleur de lui-même, peut-être… Elle a permis le dédoublement du ministre. Et Adam, l’auteur des dernières pages du Journal, retient prisonnier un fragment du Jeune Adam qui vit encore en lui, par le souvenir de ce qui aurait pu être. Ce qui a été ne compte pas autant.   
Un autre exemple de ce télescopage temporel, d’une nature différente pourtant, se produit lorsque Julie Logan, en provenance du passé, perd peu à peu, par degrés, son irréalité, pour entrer dans la temporalité du narrateur, le dernier jour de l’année : Adam la regarde dans l’eau, par la fenêtre reflétée dans l’eau, puis directement à la fenêtre ; et, lorsqu’elle sort de la maison, elle devient réelle, présente dans ce passé que le narrateur nous relate avec un léger décalage, jusqu’à ce qu’elle se fonde de nouveau avec son reflet, au moment même où il la laisse choir dans l’eau. Le temps est anéanti lorsque le glen est barré : demeure une sorte de présent éternel où aucune ligne de démarcation ne peut être tracée. Chaque être et chaque événement sont placés au même niveau, sur une même ligne, sans décrochage possible, ni spatial ni temporel. C’est un fondu au blanc. La mémoire ne peut désormais être que blanche, car aucun souvenir ne peut la noircir, y laisser son empreinte. Il faut qu’Adam quitte le glen pour que sa mémoire (re)naisse au temps véritable. Mais, lorsqu’il revient une dernière fois au glen, il revient au temps immobile, bien que ce temps soit latent (et dans l’attente que le glen soit barré pour produire les mêmes effets sur des êtres à peine différents) : même si ces habitants vieillissent et meurent, rien ne change véritablement et les rôles seront vraisemblablement repris par les descendants des habitants du glen. Le glen, lorsqu’il est barré, est une espèce de Brigadoon[9]. Et Adam sait bien qu’il appartient à ce lieu auquel il reviendra après sa mort. Il n’est pas assez courageux pour faire vivre son âme celtique au présent. « Au sein de cette monotone débauche de neige qui recouvre le monde, le moment le plus maussade point lorsque, machinalement, vous remontez votre montre. Si ce n’était le sabbat, je ne saurais jamais quel jour nous sommes. » Tout est indistinct et il n’est pas anodin que le partenaire de jeu, aux cartes, de la Vieille Dame, soit un marchand ambulant de montres. Le temps ne peut être marqué que de manière mécanique, par une machine, artificiellement, car il ne passe pas, n’existe pas réellement. Il est porté et créé par des êtres vivants.
Monochrome, monotone, le glen est un puits de silence, une tombe ; les êtres demeurent enfermés dans le glen autant qu’en eux-mêmes. Le statut de la musique est ambigu dans cette atmosphère. Les vibrations produites par la cornemuse de Posty, puis par le violon d’Adam, semblent réveiller Julie Logan et les autres Étrangers. Julie est décrite comme « l’écho mourant d’une chanson » qui traverse les siècles pour prendre dans son halo le pauvre ministre presbytérien. « Peut-être son écho était-il de retour dans le glen et, par quelque malchance, avez-vous été pris dans cet écho » déclare le Docteur à Adam. D’un point de vue littéraire, métaphorique, c’est exact : Adam porte en lui l’écho de l’Écosse, de ses ballades, chansons et légendes, mais l’on peut aussi prendre au premier degré cette déclaration et décider que rien ne meurt jamais et que tout renaît, par transmission, si une âme est prête à accueillir ces revenants… Les vibrations du violon se propagent dans le silence, comme l’écriture qui court le long de la page, échouant à pouvoir imprimer quoi que ce soit à cette blancheur, de même que la musique se fond dans le silence, comme si, étrangement, le silence l’absorbait et se nourrissait d’elle. Et le Docteur John de conclure : « Puisque tout était plus silencieux qu’eux, cela les a réveillés… » Ce silence du glen est également le silence du lecteur, écrin du Journal d’Adam – il faut donc toujours prendre garde aux revenants et ne pas se croire en sûreté dans le rôle de lecteur. Le revenant revient pour nous ! Et Barrie est l’un de ces revenants… Ce silence, c’est finalement celui de ce que nous avons nommé « la mémoire blanche », souvenir qui ne laisse pas d’empreinte en elle du Pays Natal, ce Never Never Never Land qui n’existe pas concrètement, mais que l’on recherche toute sa vie, et dont l’absence réelle est une présence qui fonde toute entreprise amoureuse, et donc poétique. Personne mieux que J.-B. Pontalis, dans ce petit livre nommé Fenêtres, n’a exprimé « cette mémoire silencieuse (…), cette étoffe dont nous sommes faits. (…) »[10] et qui renvoie peut-être au « temps de l’infans ou [au] silence des commencements. »[11] C’est sur cette mémoire non souillée de souvenirs, cire molle où le réel n’a pas apposé son sceau, que l’on construit une conscience de rêveur et un esprit romanesque. C’est sur cette mémoire blanche que Barrie a écrit ses plus beaux textes, une mémoire héritée de l’enfance, de l’oubli que la mère eut de lui, de sa naissance jusqu’à l’âge de six ans[12].



[1] Cf. son merveilleux poème, The Listeners.
[2] Sans le savoir, Barrie, très étrangement, anticipe les développements de Winnicott et sa théorie du self et du faux self. L’idée qu’il existe un être véritable, dont la place a été usurpée par un autre, la notion de double, est répétitive chez Barrie. Il s’est même inventé un autre « Self » auquel il a donné le nom de « M’Connachie »…
[3] Si Deleuze nous permet cet emprunt…
[4] Dickens écrivit deux fins à son roman et la première était loin d’être aussi optimiste que la seconde.
[5] « D’abord ce seront les ombres qu’il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière. » (Platon, La République, VII, 515 e, traduction de Robert Baccou, Garnier-Flammarion, Paris, 1992)
[6] Cf. notre contribution in Barrie 2010, A Celebration of Imagination, Souvenir Brochure, Kirriemuir, tirage privé.
[7] À bien des égards, on pourrait appliquer à Barrie ce que Proust (qui aimait Barrie) écrit dans Le Temps retrouvé : « Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple me félicitèrent de les avoir découvertes au “microscope” quand je m’étais, au contraire, servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites, en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails. »
[8] Il fait commencer son Journal en 186…, omettant le dernier chiffre, pour laisser entendre au lecteur, avec humour, qu’il s’agit de sa date de naissance, 1860.
[9] Le film de Vincente Minnelli emprunte certains éléments barriens, communs à Mary Rose et à Farewell Miss Julie Logan. Alan Jay Lerner a expliqué comment Brigadoon est né de son admiration pour Barrie et de son amour pour ses histoires écossaises.
[10] Folio, Paris, 2007, p. 106.
[11] Ibidem, p. 29, souligné par l’auteur.
[12] Cf. Portrait de Margaret Ogilvy par son fils, Actes Sud, 2010, chapitre I. 

SUITE  DE LA POSTFACE ICI. 
mercredi 19 septembre 2012
Carnet de photographies du voyage à consulter ici. Pardon, par avance, pour l'indigence du graphisme de cette page, qui n'a d'autre vocation que d'héberger mes images. Cliquez sur les ronds, puis sur chaque image afin de l'agrandir. Pour revenir ensuite à la page précédente, appuyez sur la touche "Échap" de votre ordinateur. Comme à l'accoutumée, ces clichés sont extrêmement mauvais, je ne suis pas photographe. Ma fille de vingt-et-un mois prendrait de meilleures photographies... Il est possible que je "poste" ici, une ou deux vidéos, plus tard, si j'ai assez de temps pour cela. 

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Lettre de voyage


[Buste de Barrie, conservé à la Beinecke. Photographie de Céline-Albin Faivre]


Voyager ne m’est pas naturel. C’est une violence que j’exerce à mon encontre, à chaque fois. Il suffirait de presque rien pour que j’y renonce, au dernier moment. Je suis une créature d’enracinement. Mes ailes sont pourtant bien là et elles me démangent de temps en temps. Mais quelqu’un, un jour, dans l’enfance, a dû passer une couche de goudron dessus et la salissure ne s'est jamais tout à fait effacée. Ce qu’il faut de volonté et d’humour à mon mari pour me soulever jusqu’aux étoiles… Mais, lui, il est léger, il caresse les nuages et fait danser l’univers dans ses yeux et sur ses mains. La Terre tiendrait en équilibre sur la pulpe de son index. Il est le magicien de mon existence. 

J’aime le voyage immobile. J’aime, sur le papier, dessiner l’exil provisoire – en détail. Je hais passer à l’acte. De même que je préfère vivre close, intérieurement, et communiquer par mots écrits : rayonner autour d'une idée, d'une émotion ou d'une image, cela ne se peut dans l'immédiateté du mot lâché qui éclate aussitôt comme une bulle de savon. Raté ou pas, je suis un écrivain dans l’âme, depuis l’enfance. Mais, là, il faudrait passer à l'acte... Mes souvenirs patiemment reconstruits, puis recréés, sont plus lumineux et plus précis que le présent jamais pleinement vécu. Comment d'ailleurs le pourrait-il ? Il faut vivre à rebours pour que le présent ait une chance de laisser une trace. Ou bien mourir idiot

Proustienne, malgré moi. Mais nous le sommes tous. 

Un écrivain a, malgré tout, besoin de réel (de matière, de terreau), d’expériences, de rencontres, pour créer, ou plus exactement pour nourrir et enraciner le monstre tapi en lui – car le véritable écrivain, c’est lui. Certes, nul besoin d’aller loin pour cela, mais s’enfuir donne de la perspective, du relief et, chez moi, a pour effet de polir une certaine rugosité. La motivation pour sortir de mon trou doit être suffisamment forte. Voyager équivaut pour moi à aller chercher ma pitance (mon encre) pour les mois et les années à venir. Je fais provision de réel et de présent éphémère, je les mets en bouteille. Et il n’est de meilleur mobile que Sir James. Et il n’est de plus grande tentation que l’idée de tenter l’aventure en emmenant avec moi mes amis réels et imaginaires : Virginia, Cary Grant, Truman Capote, Audrey Hepburn, quelques héros de sang, de papier et de pellicule… 

La condition première pour me faire à ce voyage, pourtant si désiré et depuis si longtemps, était donc de séjourner au Warwick, l’hôtel où vécut Cary Grant, mon second amour après Barrie, et de n’emprunter aucun transport en commun pour nous déplacer dans la ville et atteindre New Haven. Nous avons donc voyagé en stretch limo : ces voitures à rallonge, genre maffieux, d’un mauvais goût certain, donnent l’illusion de vivre dans un film et sont d’un grand confort (avec siège bébé, si on le demande). Avoir un chauffeur a un coût, mais peu importe, si cela me permet de glisser sur le réel, protégée dans un cocon de vapeur imaginaire. Et cela en valait la peine. Oh, oui ! À bien des égards, ce voyage fut le voyage de ma vie.

J’ai croisé quelques silhouettes nobles, d’autres inquiétantes.

Les ogres ne sont pas toujours ce qu’ils paraissent. 

New York est une ogresse de la pire espèce qui soit. Séduisante en diable, cabotine, et cruelle  – lorsque l’on s’y attend le moins. New York est une ogresse échappée d’un conte de fées désenchanté. Il faut toujours au moins deux rencontres et un peu de recul pour se faire une idée du monstre. Une juste idée, cela s’entend. La troisième rencontre, je ne sais pas encore ce qu’elle pourrait m’apprendre, mais je devine qu’elle ne ferait que confirmer ce que j’ai découvert pendant ce séjour entrecoupé d’un petit passage dans le Connecticut. 

J’ai fait la connaissance de New York, il y a six ans, à une époque où, bien que comblée, j’étais moins heureuse que je ne le suis aujourd’hui, lestée par une thèse inachevée – un autre monstre auquel j’ai fini – ô victoire ! – par faire la peau en 2009, d’un point final, au cœur –, et par la peur de grandir, à savoir de mourir, car ce n’est jamais que cela. Voilà, c’est dit. C’est pour cela que Peter Pan n’a pas peur de grandir : jamais il n’a réellement refusé de grandir, il n’a fait que le prétendre. Il est déjà mort. Non, plutôt non-vivant, non né, et une partie de lui le sait fort bien. Nous aussi, nous sommes déjà morts pour une part, mais il reste encore de la vie en nous et il en faut si peu pour tenir ; c’est bien cela la cause de tous nos tourments. Une goutte d’éternité coule dans notre temporalité et cette éternité, ce sont les fictions que nous nous créons pour continuer à avancer. Nous-mêmes, nous ne sommes qu’une histoire que quelqu’un a inventée.

Avoir un enfant, c’était admettre qu’il faut passer de l’autre côté, et accepter, in fine, de mourir. On met au monde des enfants pour qu’ils nous tuent et nous enterrent. Pas pour nous consoler ou pour convoler avec nos rêves demeurés à l’état d’épures. Il ne sert à rien de refuser, sinon on pourrit sur place. Je préfère mourir achevée dans toutes (une grande partie de) mes possibilités que de vivre desséchée. Vivre est une terrible aventure !

Tétanisée. 
Foudroyée par son esthétisme, New York m’était apparue alors, en 2006, comme l’endroit le plus vivant qui eût été en ce monde, le nerf vif de tous les rêves. Je rêvais d’y revenir. M. Golightly m’avait offert un billet pour New York sans date de péremption à utiliser quand bon me semblerait. 

Y revenir m’a fait voir New York sous un autre jour. 
J’ai pensé que l’une de nous deux avait changé. Moi, c’était incontestable. Je suis la même, mais je suis également autre depuis la naissance de notre enfant. J’ai toujours eu l’âme matriochka, mais je cache désormais une autre poupée, une autre personnalité. Mais New York s’est elle-même durcie, il me semble. Des pauvres mangent dans les poubelles à tous les coins de rue. Pourtant, je n’ai guère bougé de Manhattan.

New York s’est enfin révélée à moi telle qu’elle est : irréelle, magnifique, agressive, repoussante, sale, très catin – elle me fait penser à ces femmes fascinantes à la voix rocailleuse à force d’avoir trop fumé –, mais souvent grande dame. Je n’aimerais plus y vivre. Mais elle m’attire toujours. Je le dis sur l’une des vidéos que j’ai enregistrées à notre arrivée et je crois que c’est vrai : être blasé de New York, c’est être bon pour la tombe. Néanmoins, j’ai ressenti beaucoup de tensions dans cette ville. Les new-yorkais sont trop pressés, brutaux : ils marchent tellement vite qu’ils vous écraseraient d’un coup de talon. Il est évident que New York est une machine à produire non pas du rêve, mais de l’argent. Le rêve est pour celui qui contemple la ville derrière une vitre. Si l’on pénètre New York on devient sa chose, une pièce de sa machinerie. New York broie les âmes et les corps. Sur la cinquième avenue, un vieil homme aveugle qui sort prudemment d’une supérette. J’ai peur pour lui. J’essaie d’imaginer mes paupières cousues, seule, perdue et jouant à colin-maillard à Manhattan. Sur la cinquième avenue, de belles dames, diamant gros comme le Ritz à l’annulaire, sac Hermès ou Vuitton au bras, talons de 10 centimètres, manucurées à la perfection, coiffées au cordeau, que l’on dirait sorties d’un soap-opera, avancent comme des somnambules. Sur la cinquième avenue, de pauvres hères recroquevillés dans des coins, les vêtements collés à la peau par la crasse et la peur. Sur la cinquième avenue, des robots. Sur la cinquième avenue, nous trois, hébétés à force de lucidité. Sur la cinquième avenue, nous trois émerveillés et vaguement coupables d’être un rouage de cette mécanique qui tue. 

Toute autre fut l’aventure qui m’attendait à New Haven, ville charmante au style néo-gothique. L’Old Campus fut une merveilleuse surprise pour moi et un changement de panorama bénéfique pour mon imagination. Mon âme était en paix là-bas. Je me suis réconciliée un moment avec les États-Unis : le simple fait de passer plus d’une heure en douane avec un tout petit enfant dissuaderait n’importe quelle personne saine d’esprit de revenir dans ce pays ; surtout si l’on vous fouille, vous fait passer au scanner et vous interroge pendant vingt minutes comme si vous étiez un terroriste. Les Américains sont des paranoïaques. À juste titre, je ne le nie pas ; mais l’essence de la paranoïa est d’avoir tort même avec des raisons. Et, de toute façon, ces grands donneurs de leçons sont coupables de tant de crimes que j’ai du mal à les plaindre jusqu’au bout… L’Amérique est atteinte d’un doute pathologique. Politiquement, culturellement. Elle n’a plus d’identité, si tant est qu’elle en eût jamais eu une. La France prend le même chemin : nous sommes aux mains de personnes cyniques et lâches. La France perd son identité, fragment par fragment ; et le politiquement correct est cette arme de destruction massive qui répand la peur des mots. Le processus est en marche depuis longtemps et s’accélère depuis quelques années. Je ne me sens pas proche des Américains, pas même des plus cultivés et éduqués – espèce très rare et en voie de disparition. Je déteste leurs intonations, leur façon de parler fort et de ponctuer toutes leurs phrases de «Oh my God ! », « you know »... Leur langue est souvent une insulte à la noble langue anglaise. Je n’aime la démesure que lorsqu’elle est au service d’une œuvre. L’Amérique ne crée plus rien. L’Amérique ne se crée plus. (Mais j’aime encore quelques Américains : Eastwood, Allen…) 

Je ne savais rien de New Haven, je n’étais venue que pour être admise au sein de la bibliothèque de Yale, la Beinecke. Cette étrange construction abrite le plus grand fonds (trésor) barrien au monde. Vient le moment d’une précision, car la question me fut posée plusieurs fois : pourquoi ces archives sont-elles conservées aux États-Unis et non pas au Royaume-Uni ? Tout simplement parce qu’un dénommé Walter Beinecke Jr. a, en son temps, collecté une grande partie de ce qui constitue aujourd'hui ces archives inestimables. À son époque, les manuscrits, les lettres et les éditions rares se vendaient pour rien. Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui : voir "l’album perdu" de la femme de Peter Davies vendu récemment et acheté par… la Beinecke ! Je n’ai d’ailleurs pas pu admirer ce dernier, car il n’était pas encore arrivé dans les coffres.



Source : ici.

Être immergée pendant huit heures, l’espace de quelques jours, dans les lettres, les manuscrits et les textes inédits de Barrie fut une expérience à la fois bouleversante et fortifiante. J’ai voyagé en compagnie de mon ange gardien littéraire de la fin de son adolescence jusqu’à la veille de sa mort. Nous avons traversé le temps et l’espace ensemble. En tant que biographe en devenir (puisque mon texte n’est pas achevé), j’ai pu vérifier certaines hypothèses, impressions ou intuitions ; seule une visite à la Beinecke pouvait permettre cela. Il me fallait rencontrer le fantôme de Barrie, caresser, embrasser les peaux mortes qu’il avait laissées derrière lui, sur cette terre. J’ai donc fait ce long voyage, prévu depuis plusieurs années, mais ajourné plusieurs fois pour le bien-être d’une petite fille, qui compte plus que Barrie – et il est peu d’êtres qui comptent plus que lui, car Barrie est bel et bien vivant pour moi et plus vivant que ceux qui portent ce nom. Dieu sait que je hais l’avion et seuls ceux qui me connaissent intimement savent le courage (n’ayons pas peur des mots) qu’il m’a fallu pour accepter d’être enfermée dans ce « truc » ronflant pendant plus de huit heures... Pour accéder à tous ces documents, il faut remplir certaines conditions : prouver son identité avec plusieurs documents, accepter de se faire prendre en photo et d’être en quelque sorte « fiché » dans leur base de données, mais aussi d’être filmé en permanence dans la salle de lecture. On adresse des « requêtes » par ordinateur interposé, on vous amène des boîtes, qui sont scannées lorsqu’elles vous sont remises, une par une, et rescannées lorsque vous les rendez. 
Dans la salle de lecture, on peut amener un ordinateur et un appareil photo (mais sans objectif), mais ne rien posséder d’autre que des feuilles de papier, des crayons de papier (les feutres, plumes, etc. sont interdits). Aucun autre objet ne doit être posé sur la table excepté ceux que je viens de mentionner. Tous les effets personnels sont stockés dans un casier (au rez-de-chaussée) dont on conserve la clef sur soi. Il est interdit de sortir plus d’un document de la boîte posée sur la table : en effet, si vous demandez une lettre ou un manuscrit, vous obtenez la boîte dans laquelle le document se trouve, parmi de nombreuses autres lettres ou manuscrits. C’est ainsi que, très vite, et par chance, j’ai glané des documents que je n’avais pas demandés. J’ai pris presque 1300 clichés et je pense pouvoir travailler quelques années à partir de cette collecte… Non pas tant pour la biographie que j’espère terminer rapidement, mais pour établir des éditions de textes inconnus ou rares. Lorsque vous quittez la salle de lecture, vous devez remettre tous vos biens personnels à un garde qui vérifie que vous n’avez rien volé… Hormis ce protocole un peu pesant, mais pleinement justifié (je demeure toujours émerveillée par le fait d’avoir pu toucher, et même discrètement embrassé, les lettres et les manuscrits de Barrie), l’expérience à la Beinecke est un pur rêve. J’ai totalement oublié où j’étais et qui j’étais. Cela ne m’était jamais arrivé (je pense toujours à dix choses en même temps et travaille toujours sur trois ou quatre choses à la fois).

La forme que j’avais choisie pour ma biographie de Barrie s’est trouvée justifiée a posteriori par certaines découvertes ou révélations, mais je n’en dirai rien ici… En outre, il me semble que, jamais plus, je ne traduirai Barrie de la même manière : les mots sont nés devant mes yeux. Ils vibraient de certains traits de plume particulier. J’ai toujours dit que j’entendais la voix de Barrie et que c’était elle qui me guidait, à la fois dans le choix des textes à traduire (leur chronologie, qui n’est pas celle de la rédaction barrienne) et dans le choix des mots auquel je donne une inflexion ; cette voix m’impose également une certaine rigidité ou rigueur quant à certains détails (qui ne le sont qu’en apparence pour celui qui connaît son petit Barrie comme je le connais). Me retrouver face aux manuscrits (certains de textes inédits et Barrie fut une espèce de graphomane – des deux mains !) de cet écrivain que j’aime comme on aime Dieu (avec la force du désespoir, avec la foi vierge d'un enfant), face à cette graphie si particulière qui était la sienne et qui a évolué de  l’âge de 17 à 77 ans (les lettres, manuscrits et autres dissertations d’université s’inscrivent dans cette période), sur divers supports, sillons tracés à l’encre noir ou au crayon de papier, a donné une autre réalité aux textes, leur a rendu vie, en quelque sorte. 

[Extrait d'un texte de Barrie, conservé à la Beinecke. Photographie de Céline-Albin Faivre]

Une incarnation. 

La composition de Barrie est très précise et suit toujours un ordre, qui va de la préparation très soigneuse (il creuse une obsession ou une idée pendant parfois dix ans ou plus) au tapuscrit annoté et, parfois, totalement modifié, à la dernière seconde. C’est ainsi que l’une de ses pièces que j’espère faire monter en France tourne de la comédie (initialement) à la tragédie par l’ajout d’une dernière phrase, au dernier moment. Mais cela n’est guère surprenant, car Barrie oscille toujours entre deux cieux… Je savais que Barrie était un grand écrivain, je savais qu’il ne cessait d’écrire, mais j’ai pris la dimension physique de tout cela. Dire mes émotions est impossible. J’y renonce. J’avoue toutefois avoir eu grand mal à refouler mes larmes en lisant une lettre écrite à Cynthia Asquith (j’ai toujours éprouvé force réserves à son endroit, mais j’ai désormais une vision d’elle plus nuancée) quelques jours avant sa mort. L’écriture tremblée, le ton… 


[Photographie de Céline-Albin Faivre]

La voir imprimée dans le livre de Viola Meynell et la contempler telle qu’elle fut écrite n’a rien de comparable. L’impression, le livre sont distance. Le contact avec le papier et l’encre, lui, est presque violent. Barrie est incarné dans son écriture. Sa graphie révèle vraiment sa psychologie, de même les supports et le crayon ou la plume utilisés. Je ne suis pas graphologue, je ne sais rien en ce domaine, mais j’ai eu la sensation de converser avec lui par ces lettres et textes rares ou inconnus pour certains. Barrie en hologramme, c’est un peu cela. Je vais avoir du mal à me contenter de traduire à partir de livres à présent. J’aimerais travailler sur le matériau brut. Cela sera possible pour certains textes que j’ai ramenés avec moi, photographiés en haute définition. Ce contact immédiat va désormais me manquer. J’espère retourner à la Beinecke dans quelques années. Il y a tant et tant à lire, à étudier… Une vie n’y suffirait peut-être pas. 

Pour cela, je pardonne volontiers à l’Amérique (oui, je sais : New York n’est pas l’Amérique et New Haven est probablement une exception) d’être aussi décevante. Un jour, un ami américain (de l’espèce rare, lui, et il parlait un français parfait ou presque) m’avait dit que l’Amérique que j’idolâtrais – celle des films et de la littérature – n’existait pas. Il avait raison, évidemment. Et tort : rien n’existe. Nous faisons exister tout ce qui est. Nous sommes des créatures de fiction produisant de la fiction. Notre vie est un rêve et la vraie vie commence peut-être lorsque nous mourons, mais de cela nous ne pouvons rien dire, car nous ne pouvons le penser.

***
1/ Régulièrement, je déposerai certaines images issues de la Beinecke sur l'almanach barrien

2/ Le hasard faisant bien les choses, je suis tombée nez à nez avec ceci à la Beinecke: 




[Photographies de Céline-Albin Faivre ; cliquez sur les images pour les agrandir.]

Stevenson est, bien sûr, parmi mes écrivains préférés... et un ami de Barrie.

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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