mercredi 30 septembre 2009
Très peu de personnes ont réellement compris la signification de mes Roses de décembre, leur motif caché. Un seul lecteur, écrivain, l'a énoncé un jour, avec un peu de précision, et l'un de mes meilleurs amis l'a compris en un clin d'oeil. Quant à ma Fauna, elle sait, puisque nous sommes de la même race, et c'est un compliment que je me fais, car elle vaut mille fois mieux que moi. Je ne veux pas jouer les mystérieuses, mais le motif est bien présent, mais pas nécesairement celui qui crève les yeux. C'est ainsi que chaque billet de ce JIACO, qui existe depuis quatre ans (son anniversaire, hier), du plus petit et du plus médiocre au plus "élaboré" possède un lien avec tous les autres.




Du motif et des thèmes qui exposent le motif, en général, ai-je envie de parler, vaiation infime sur des propos déjà contenus dans quelques-uns de mes travaux ou même d'une certaine discussion avec un de mes amis, doctorant en philosophie de son état.

Le motif [Cf. la fin de ce billet-ci] est le latent qui se manifeste dans le thème manifeste, bien que celui-ci ne le dise pas en tant que motif, car le propre du thème est d’être inconscient, jusqu'à un certain point (que je nommerai ailleurs "point d'incandescence") de son motif. Le motif est un rapport, peut-être. Entre des forces. Ou des visions superposées, sachant que seule l’une des visions ou des forces contient toutes les autres, sans être elle-même contenue. Le motif est le principe moteur et le sens immanent, ce qui donne raison d’être, ce sans quoi la chose n’est pas entière. Une finalité, à savoir une causalité à l'envers. C’est ce qui fait, par exemple, que l’on peut dire de la fiction, du littéraire, qu’ils sont plus vrais que le vrai ou le réel de l'existence prosaïque de tel individu. Le thème est ce qui permet à ce motif de se dire en se cachant ; le thème extériorise le motif ; le motif est la raison suffisante, mais impénétrable, du thème. On peut croire comprendre le thème sans jamais soupçonner qu’il ait un motif derrière lui. Lecture imbécile et compréhension superficielle des êtres ou des oeuvres d'art. Nous sommes alors dans le registre des apparences. Ceux qui savent lire, pour reprendre une idée d'Owen Meany, le personnage de John Irving, sont ceux qui savent relier les détails à l'ensemble, voir le tout dans le fragment et la fin dessinée en pointillée dans chaque épisode de l'histoire.


Là où mon adhésion aux idées d'OWEN / Irving s'effrite, c'est lorsqu'il dit que l'existence humaine n'est pas aussi bien "écrite" que celle des héros de roman. Je crois qu'elle s'écrit tout aussi bien mais que le motif est bien plus malaisé à percevoir, lorsqu'il s'agit de notre vie ou de celle de nos très proches, puisque le motif nous est tout autant intérieur que le motif de l'écrivain l'est au personnage de fiction, qui poursuit sa course aveugle - à supposer qu'il ait une conscience, que lui prêtera l'auteur... Nous n'avons pas conscience de notre motif. L'auteur, si bon romancier soit-il, n'a pas non plus conscience de son motif personnel. Mais, au moins, à inventer ou à tenter de cerner celui de ses personnages, il sait l'existence d'un tel motif. C'est peut-être le désir et le refus d'un tel dévoilement qui le pousse à écrire et à craindre, en même temps, que d'autres ne serrent de trop près son motif, son secret d'âme. Ainsi entendis-je la plainte de Simenon : "Cela m'agace de voir les gens les mieux intentionnés, surtout les mieux intentionnés, chercher dans mes romans ce que je pourrais y avoir mis de moi-même. Ils ne se rendent pas compte du mal qu'ils me font, parce qu'ils me rendent conscient d'une certaine chimie que je ne dois pas connaître, et qu'ils m'empêchent parfois d'écrire comme il me plairait. Comment, avec quoi un roman est fait, cela ne regarde personne, et son auteur surtout, n'a pas à le savoir." (Quand j'étais vieux, 25 mars 1961, je souligne)
La crainte est inutile, je crois : le motif est insaisissble dans son entièreté et on se projette trop soi-même dans la recherche des motifs des autres. On se recherche toujours davantage soi-même...
À notre image, le héros de l'histoire n'a pas conscience du destin qu'il écrit lui-même et qui s'écrit encore davantage en lui. Certes, dans son cas, c'est son créateur qui lui a attribué ce destin. Or, si Dieu n'existe pas- et il faut avouer que l'idée de Dieu ressemble trop à la satisfaction d'un désir infantile en nous pour avoir une quelconque réalité -, il me semble néanmoins y avoir un motif en toute existence humaine, motif créé par l'inconscient, par un subtile mélange d'inné et d'acquis, qui crée un cadre à notre existence ou un caractère qui supporte nos actions. Je crois que la distinction du thème et du motif peut se retrouver chez Schopenhauer , dans des accents terriblement leibniziens et aristotéliciens, (je confesse mon attachement à la notion d'essence, pardon, mon père - suis-je terriblement religieuse, malgré moi ?) lorsqu'il théorise l'idée du caractère empirique et celle du caractère intelligible - problème incroyablement difficile, lorsqu'on envisage toutes ses implications dans la philosophie de Schopenhauer. À cet égard, il convient de recommander le livre de Philonenko :
L’entreprise généalogique de Nietzsche procède en quelque sorte d’une vaste recherche de motifs. Mais l’entreprise généalogique a aussi son motif, elle est le thème d’un motif qu’elle ignore… A l’infini, peut-être, même s’il faut bien s’arrêter quelque part. Le motif est à la fois la source et l’endroit où convergent toutes les forces déployées par un ou des thèmes. C’est ce que Jankélévitch appellerait "l’organe-moteur". Le thème, c’est le contexte, la tapisserie, l’entrecroisement des mobiles, des causes, des effets.
Certaines oeuvres, plus que d'autres, semblent davantage propice à la recherche d’un motif, celle de James bien sûr, ou encore celle de Virginia Woolf, mais c’est presque trop évident. Au sujet de cette dernière, notez ce qu’elle dit au sujet de l’image du phare (1), sans son roman, To the Lighthouse : celle-ci n’est qu’un prétexte ou une image qui attire à elle divers sentiments et les contient sans avoir d'autre sens que cette fonction de contenant. Le phare doit devenir le dépositaire des émotions des lecteurs, quelles que soient ces émotions. Mais le phare ne signifie rien en lui-même et l'auteur ne veut pas le savoir... Le phare est une représentation concrète, mais vide, du motif abstrait et impénétrable de son œuvre. Par cette image vous pouvez presque « palper » psychologiquement le motif, en ressentir la présence, mais vous ne savez pas ce qu’est ce motif. Woolf elle-même ne le sait probablement pas entièrement. Le propre du motif c’est de vous attirer à lui et de prendre la forme de votre propre motif, que vous ignorez plus ou moins aussi. La lecture véritable, c’est cela. L'écriture véritable aussi.
Le motif de x devient votre motif. Et c’est seulement ainsi que vous atteignez le motif, l’autre, sans savoir ce qu’il est mais en reconnaissant sa présence. Le style même de James est en lui-même un enroulement formel du motif. Mais si vous déroulez les mots et les phrases, vous perdez le motif, qui n’existe qu’en situation d’être enroulé. La forme simule sa présence. Il faut aussi songer à Barthes et à la bathmologie : la construction en spirale, qui dissimule un motif. Peut-être que la recherche du motif dans le ou les thèmes implique d’être bathmologue.
Il faut donc songer à Barthes, disions-nous. La bathmologie est une construction en spirale, qui dissimule peut-être un motif. Être bathmologue, c’est être conscient des espaces ou des interstices qui existent entre mes paroles, entre mes pensées, entre mes paroles et mes pensées, entre moi et autrui ; puis en jouer peut-être, de temps en temps, pour ne pas en souffrir toujours. Il faut croire que le même décalage ou recul de soi à soi et de soi aux autres existe, bien qu’autre, dans le geste artistique au sens large, du moins pour certains gestes artistiques. Tout ce qui comporte des degrés ou des strates : l’ironie, l’humour, la mauvaise foi, le kitsch, le second (ou dixième) degré dans le propos, le jeu social, le jeu de l’acteur, etc. est l’objet de la bathmologie. Ce dernier mot nous vient de Roland Barthes qui lui donne naissance ainsi : « Tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu : bathmologie. Un néologisme n’est pas de trop, si l’on en vient à l’idée d’une science nouvelle : celle des échelonnements de langage. Cette science sera inouïe, car elle ébranlera les instances habituelles de l’expression, de la lecture et de l’écoute (“vérité”, “réalité”, “sincérité”) : son principe sera une secousse : elle enjambera, comme on saute une marche, toute expression. » (Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1995, p. 71.) Roland Barthes est donc celui qui a inventé ce néologisme de bathmologie, dans le prolongement de certaine pensée de Pascal, par exemple, qui énonçait l'idée qu'il pût y avoir des degrés dans la pensée et le jugement énoncé. La vérité, la réalité, la sincérité ne sont pas unes, ne sont pas d’un bloc, mais comportent des paliers, des strates. Les degrés sont en moi, par le fait de ma conscience qui dédouble, mais aussi hors de moi, car les choses ne sont pas sans épaisseur. À proprement parler, la bathmologie n’est pas une science, et ce malgré l’étymologie. C’est davantage une conscience aiguë des degrés, des sédiments, et de la mise à distance et en regard de ces degrés. La bathmologie est la pensée que toute pensée, tout discours et, peut-être tout regard, peut être soumis à un échelonnement, à une perspective des étages ou des couches qui les constituent. « La bathmologie, ce serait le champ des discours soumis à un jeu de degrés. Certains langages sont comme le champagne : ils développent une signification postérieure à leur première écoute, et c'est dans ce recul du sens que naît la littérature. » (Roland Barthes, « Lecture de Brillat-Savarin » in Le Bruissement de la Langue, Paris, Seuil, 1984, p. 285.) Arrière-pensées et arrière-goût. Geste qui dessine une ombre derrière lui, dans son prolongement. Son qui meurt et qui demeure. Il est des mots, des phrases qui ne prennent sens que dans la durée, dans le délai qu'on leur accorde, malgré soi, inconsciemment ou, au contraire, dans la généreuse patience qu'on leur offre de se développer, pour nous et pour les autres, dans toute leur portée. Le mot a soudain un écho et creuse un tunnel de sens dans lequel s'engouffre ou non la pensée de l'auditeur et du locuteur. Les mots font leur chemin dans la pensée de celui qui les a simplement entendus ou dans la pensée de celui à qui ils étaient explicitement adressés. Ils sont les mêmes mais ils sont également autres, pour moi, pour vous, pour l'autre. Ils se dédoublent, parfois plusieurs fois. Ils sont comme ces cellules qui ne se cessent de se diviser en nous, qui permettent la vie ou lui mettent un terme. Ils créent des cercles concentriques autour d'eux. Ils font des ricochets et chaque ricochet grossit le sens du mot-caillou jeté à la face de l’autre, contre le miroir de la pensée d’autrui. Contre ma propre pensée. Le temps de la réflexion ou de l'abandon de notre pensée, qui revient à eux après un silence, leur a donné une profondeur, un poids, et un sens qui n'étaient pas perçus au moment où ils ont été dits. Soit que l'auditeur n'ait pas été prêt à les entendre – il lui manquait une épaisseur, précisément, celle de l'expérience par exemple -, soit qu'il les ait mal entendus – ne voulant pas les entendre pour ce qu'ils étaient ou bien n'ayant pas deviné qu'ils pussent avoir un autre sens que celui qui fut adopté immédiatement, par inconscience simple, commodité hypocrite, incompréhension imbécile ou mauvaise foi (qui s’assume !).

Henry James dit : « La vie étant toute inclusion et confusion et l’art discrimination et sélection, ce dernier en quête de valeur latente et solide qui seule lui importe, flaire cette agrégat avec l’instinct infaillible du chien flairant la présence d’un os enterré. La différence, ici, cependant, est que le chien désire cet os uniquement pour le détruire tandis que l’artiste trouve dans sa minuscule pépite, lavée de ses sédiments gênants et martelée jusqu’à la dureté sacrée, la matière même d’une affirmation claire, la plus heureuse chance de réaliser l’indestructible. » (notre traduction d'un extrait de la préface du roman The Spoils of Poynton ; cf. ici)
L’art donnerait à la vie l’idée d’une présence absente, celle d’un motif, de « son » motif. Tout ceci tient à la notion d’ambiguïté qui existe dans toute œuvre littéraire, mais aussi, peut-être, dans toute existence humaine. L’ambiguïté n’existe que parce qu’il y a un jeu permanent entre le latent et le manifeste, entre le motif et le thème. Le motif est ambigu : il préexiste certainement à la recherche et au thème qui le fait vivre, mais n’existe que par eux, d’où l’incertitude que l’on éprouve face à sa réalité. Le motif, c’est l’indicible, le secret, ce que l’on ne peut ni ne doit dire. Connaître le motif signifie tuer, détruire ce dont il est le motif et cela vaut pour soi-même. Je pense que le motif ne peut et ne doit pas être dit.

Frank Kermode, un auteur britannique, a écrit un livre follement excitant sur l’acte de la lecture, The genesis of secrecy (2), où il expose une théorie selon laquelle tout texte littéraire est destiné à deux types, pour ne pas dire deux genres, de lecteurs, qui n’ont aucune parenté entre eux : d’une part, ceux qui savent lire et ceux qui ne savent pas ; les premiers, savent déjà ce qu’il y a à comprendre - parce qu’ils présentent une communauté d’esprit avec le texte (est-ce à dire que le motif du lecteur et celui de l’auteur communiquent entre eux ?) - et ils sont déjà à l’intérieur du texte, et ceux qui restent à l’extérieur ou au bord du texte et qui n’ont que l’illusion de sa compréhension. D'où ma répulsion et ma violence face à ceux qui lisent, par exemple, Dickens (Dickens aka Dieu) sans le lire et qui se vantent de ne goûter que le plaisir de le lire "sans se casser la tête", affichant par ailleurs le plus grand mépris pour ceux qui voient autre chose ou s'aventurent à lire plus et mieux. Mais cette non-lecture est possible. La preuve : on la lit à longueur de "blogs".
Le style même de James est en lui-même un enroulement formel du motif. Mais si vous déroulez les mots et les phrases, vous perdez le motif, qui n’existe qu’en situation d’être enroulé. La forme simule sa présence.
Tzvetan Todorov (dans Poétique de la prose suivi de Nouvelles recherches sur le récit, Paris, Seuil, 1980) nous livre des pages très intéressantes consacrées à Henry James, sur « Le secret du récit », précisément. Il faut également lire ce que dit James de Flaubert et de Balzac dans Du roman considéré comme un des beaux-arts.
Et simplement lire Henry James, mais le lire vraiment ; c'est en soi suffisant pour comprendre, à défaut de conceptualiser, ce qu’est un motif ou sa recherche.


(1) « I meant nothing by The Lighthouse. One has to have a central line down the middle of the book to hold the design together. I saw that all sorts of feelings would accrue to this, but I refused to think them out, and trusted that people would make it the deposit for their own emotions – which they have done, one thinking it means one thing another another. I can't manage Symbolism except in this vague, generalized way. Whether it is right or wrong I don't know, but directly I'm told what a thing means, it becomes hateful to me. » (Virginia Woolf, citée par Hermione Lee dans son indépassable biographie.)


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En accompagnement musical de ce billet, je suggère, la septième par mon adoré Carlos Kleiber... Le deuxième mouvement (l'allegretto).

Bientôt, la publication du nouveau roman de John Irving...
Cet écrivain - ceux qui me lisent un peu le savent - est probablement le seul auteur au monde dont j'attends avec impatience les livres. Le rituel est immuable : je reçois le livre, je m'enferme et je laisse tout en plan pour le lire. Et, même si certains de ses livres n'étaient pas à la hauteur de son génial savoir-faire, John Irving demeure, à mes yeux, l'un des derniers conteurs de notre époque.
Il nous livre ici une petite présentation. Plus que quelques jours à patienter...
lundi 28 septembre 2009
{Note du 26 décembre 2011 : suite à la destruction de mon compte Picasa, je n'ai pu restaurer les captures d'écran qui illustraient ce billet et celles, bien rares, qui furent retrouvées ne le furent pas dans leur taille originelle...}
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"Hottoytoy*" ! ai-je envie de m'exclamer, ne serait-ce que pour goûter à ce mot, encore et encore.
Et pourquoi ne pas dire, avec mon odieux accent, très vite, pour le plaisir de la sonorité ou de l'association des idées, ces expressions élégamment démodées auxquelles le film fait la part belle : "shove in your clutch" (casse-toi !) , "patch my pantywaist" (ça alors !), "squirrel fever" (cela me rappelle certains dessins animés de Tex Avery quand les personnages perdent totalement pied ; l'expression indique la folie), "corn right off the cob" (quelque chose de vraiment "corny", à savoir une blague éculée, par exemple) et "sucker for succotash"(quelqu'un qui aime les vieilles blagues) ?
Aujourd'hui, à l'occasion d'une nouvelle séance de cinéma improvisée dans mon bureau, il y a quelques jours, je vous présente un de mes films préférés, une délicieuse comédie à la sauce Howard Hawks et Billy Wilder, comme on n'en fera jamais plus, hélas ! Howard Hawks a réalisé ce film, Ball of Fire, et Billy Wilder en avait écrit l'histoire (alors intitulée From A to Z), en allemand, alors qu'il vivait à Paris. Plus tard, Thomas Monroe l'aida à américaniser le propos. Le résultat ? Un excellent film dans son registre, une gemme, le type même de film qui me rend heureuse et qui me donne envie de vivre. Rien de moins.
Dans ce livre passionnant - en tout cas, il l'est pour qui s'intéresse à Billy Wilder et est friand d'anecdotes - mais un peu aigre, Conversations avec Billy Wilder, on peut lire quelques passages (pp.167-168) concernant Ball of Fire.
Wilder me plaît infiniment en tant que cinéaste ; l'homme me semble moins sympathique à lire ses entretiens, et c'est une déception (mineure) pour (l'enfant en) moi. Mais il était à la fin de sa vie et la vieillesse n'est pas toujours tendre à l'égard des souvenirs, puisque les souvenirs sont en quelque sorte le seul avenir du dernier âge. Il semble notamment éprouver un certain ressentiment à l'égard de Hawks, avec qui il n'est pas très aimable, même si la critique est parfois subtile ou n'ose pas s'exprimer tout à fait. Le propos est quelque peu inélégant, pour ne pas dire mesquin, et c'est coutumier de l'homme qui se présente, sans néanmoins se dévoiler, dans ce livre - je pense à certaine page où est évoquée l'avarice supposée et un peu exagérée de MON Cary Grant (qui n'accepta aucun de ses films, mais tourna dans plusieurs films de Hawks)... Tout se passe comme si Wilder ne pouvait jamais dire une chose tendre sans la contrepartie du fiel. Est-ce bien ce que l'on nomme avoir le sens des nuances ? J'en manque cruellement, dit-on. Est-ce ce qui donne cette saveur aigre-douce à nombre de ses films ?
À le lire, Wilder ne doit rien du tout à Hawks (mais il était caché dans les cintres à observer sa direction pendant tout le tournage du film !) et ne reconnaît comme influence que Lubitsch (ce qu'on ne lui reprochera pas).
Hawks, esprit vif, certainement un peu escroc et improvisateur, a suggéré à ses deux coscénaristes, qui ne parvenaient pas à lui rendre un scénario, "en état de marche" d'écrire en songeant à Blanche-Neige et les sept nains et c'est ainsi que Wilder a pu se dépêtrer d'un scénario qui patinait.

C'est en effet, en quelque sorte, une réécriture de Blanche-Neige et les sept nains, une version pour adultes, zébrée de sous-entendus croquignolets, sexuels, qui contournent malicieusement le code Hays, une histoire où le Prince charmant est une jeune danseuse avec des jambes interminables et la princesse vierge, endormie, un Gary Cooper (le huitième professeur) qui vit dans la lune entouré de sept nains, qui ne sont pas nains, mais de charmants vieux, caractérisés chacun par un trait distinctif assez plaisant (j'adore "Timide" qui raconte comment il ne déflora pas sa jeune épouse).
Cependant, Wilder estime que "Ce n'était pas un très bon film... (...) Ce n'était pas mal. C'était beaucoup mieux quand c'était nouveau, quand cela se situait en Allemagne. Je pouvais aborder un peu plus profondément les diverses questions que les gens abordaient. Les professeurs travaillent tous ensemble, c'est très bête de les mettre sous le même toit, chacun écrivant sur son sujet, l'histoire ou la géographie. C'était idiot et puis il y avait tellement de faiblesses. Je ne sais pas. Je ne l'aimais pas, c'est tout. Mais j'ai écrit ça en Allemagne et je l'ai vendu ici, à Goldwyn. Gary Cooper. Barbara Stanwyck." Il me semble que Wilder n'aime pas le film simplement parce qu'il ne l'a pas filmé lui-même - ce qui peut se comprendre... Ses arguments n'en sont pas, c'est une évidence. Quelles faiblesses ? Ou bien suis-je aveuglée, comme le prétend mon ami américain, James, par mon amour du cinéma américain, juste parce qu'il est américain et porteur de presque tous mes fantasmes cinéphiliques ? Non, décidément, je ne crois pas...
J'aime un film lorsqu'il donne de l'inspiration à mon existence. Ici, en écoutant les dialogues, je me plais à rêver d'être aussi brillante (et un peu chipie) dans la vie réelle. Mais ne nous leurrons pas, il faut le physique de l'emploi. L'insolence, cette sorte d'insolence très sexuée, n'est plaisante que dans la bouche et les gestes d'une très jolie fille. Uniquement. Et c'est ainsi que Sugarpuss est brillante,



là où d'autres seraient certainement vulgaires.Il est certain que l'on doit avoir envie de mordre dans cette pomme-là... quand on est un homme ou que l'on aime les femmes...
Ceux qui ont de l'esprit, un sens de l'à-propos, sont ceux que j'admire le plus (M. Golightly, tu es le plus fort dans ce domaine) : l'intelligence, lorsqu'elle n'est jamais mise au service du rire, est une faculté perdue. Il y a quelque chose d'un peu criminel à ne pas savoir rire et faire rire. J'aime assez la citation de Barrie à cet égard :
"Tout le monde peut écrire des livres mais savez-vous remuer les oreilles?"
Le propos du film est celui-ci, en creux.
D'aucuns pensent qu'avoir de l'esprit (le Witz allemand) est une qualité superficielle, et c'est ainsi qu'un (génial) Guitry fut et est encore (trois soupirs) méprisé ou sous-estimé par les fats et soi-disant intellectuels (rares sont les universitaires qui ne le méprisent pas ; on leur pardonne tant ils en manquent... de ça aussi...). Avoir de l'esprit, c'est la plus grande des politesses, en certaines occasions tragiques, et l'élégance suprême jour après jour, une générosité à l'égard de ses contemporains ; c'est également avoir une sorte de septième sens, le tact. Avoir de l'esprit, c'est avoir une conduite esthétique et morale dans la vie quotidienne. On devrait mettre au bagne ceux qui ne nous font jamais rire et qui refusent cette expression.
Si vous n'avez jamais lu cette étude de Freud** (dont il est question dans le film à propos d'un acte manqué...), vous avez raté une autre occasion de vous réjouir.
Bien évidemment, Freud fait preuve de beaucoup d'esprit dans cet essai ; c'eût été un comble d'en manquer, vous l'avouerez. Je vous signale aussi l'excellent livre de mon "maître" philosophe:

Le seul professeur (de faculté aussi bien que de lycée ou de collège) qui m'ait jamais fait mourir de rire et, probablement, le seul que je regretterai jamais. D'où mon refus catégorique de devenir professeur, afin de ne pas grossir les rangs des médiocres. On est fatalement médiocre, et décevant, dans ce genre de profession, quand on n'est pas exceptionnel. En effet, ils sont très rares ceux qui allient la puissance intellectuelle qui officie dans le raisonnement logique, l'abstraction la plus aiguë et le maniement ou la construction du concept et ceux qui sont capables de condenser toutes ces facultés de l'esprit pour faire de l'esprit, dans l'instant éphémère, pour une tournure, pour un bon mot ou une réplique qui sont comme l'expression d'une perfection ou la "suradéquation" du sujet à une situation donnée, ou plus exactement qui miment la création d'un instant parfait en étant détenteur, en acte, de cet esprit. Le sens du kairos, ni plus ni moins. C'est un art de vivre et une fulgurance de la pensée qui ne s'apprennent pas. Et ne me parlez pas de pédagogie ou je vais m'étrangler.
J'ai un principe dans l'existence - il en faut quelques-uns, quitte à les sacrifier de temps en temps: si une personne ne me fait jamais rire, ne fait montre d'aucun humour, je sais que je ne pourrai jamais apprécier entièrement cette personne et que ma réticence, tôt ou tard, se transformera en dégoût, voire en haine et en ressentiment. Les passions tristes engendrent les passions tristes, n'est-ce pas Baruch ? Je hais par-dessus tout les donneurs de leçons : ceux qui vous disent comment penser ou écrire, par exemple, et qui n'en sont bien sûr pas capables eux-mêmes - celui qui sait ne conseille pas, il fait ; il montre, il ne démontre pas. Les dogmatiques, les pisse-froids, les bien-pensants en un mot, ceux qui s'imaginent que l'on est dupes de leur médiocrité masquée par un complexe de supériorité. Sans vouloir être plus misogyne que je ne le suis d'ordinaire, mon expérience m'a appris que très peu de femmes ont vraiment de l'esprit. Je ne déroge pas à la règle, je le crains. Je n'ose interroger Schopenhauer ou Nietzsche à ce sujet... (Je connais déjà leur réponse.)
Sugarpuss, l'héroïne de ce film, est brillante mais n'éprouve pas, son rire est un tantinet méchant, sans aller cependant jusqu'à la cruauté ; Potts, sa victime, semble idiot, trop cérébral ou séparé de son corps pour éprouver, et il fait rire, malgré lui, en épousant pour un temps le rôle de la dupe, en étant exclu des raisons souterraines du rire. Avoir de l'esprit, c'est se rendre maître d'une situation et Potts ne fait pas le poids face à Sugarpuss.
Barbara Stanwyck exsude la sexualité



et Gary Cooper joue le rôle d'un puceau qui découvre des tentations qu'il pensait ne jamais connaître. L'ignorance de Sugarpuss est, paradoxalement, sa meilleure arme contre le savoir absolu, mais mort, de Potts. Au fond, on assiste à un subtil renversement des valeurs dans ce film : l'ignorance de l'un est le savoir de l'autre. Et le mariage des deux est la véritable intelligence.

Cette screwball comedy est une pure merveille : l'esprit dont font preuve les dialogues, le rythme allegretto (mais pas allegro, contrairement à d'autres comédies de Hawks, comme His Girl Friday, par exemple, ou encore I Was a Male War Bride), la vitalité exceptionnelle de Barbara Stanwyck et le charme naïf du personnage interprété par Gary Cooper en font une perfection du genre.
Je mets au défi quiconque de ne pas jubiler en dégustant ce film. J'applaudissais pendant certaines scènes, repue de jouissance.
Sept professeurs (conduits par un autre professeur, le huitième, assez guindé, le professeur Potts aka Gary Cooper) travaillent pendant neuf ans (tiens, cela me rappelle quelque chose...) à l'écriture d'une encyclopédie. Chacun d'entre eux a un domaine de compétence spécialisé. Ils vivent enfermés dans une gigantesque demeure où tout est réglé, y compris leur promenade quotidienne dans le parc, comme du papier à musique, sous la férule d'une vieille gouvernante peu avenante (désexualisé, comme il convient), qui fait une gueule longue comme un jour sans pain, qui va jusqu'à les priver de confiture (leur seul plaisir sensuel).
Le professeur Potts s'intéresse à l'argot (le langage dans toute sa vitalité, le langage en marge mais qui influe sur la langue orthodoxe de manière détournée) et écrit un article à ce sujet dans leur encyclopédie commune, lorsqu'il se rend compte que toutes les expressions qu'il a recensées sont périmées. Il trouve dans le personnage de Sugarpuss un réservoir inépuisable d'un langage dont il ne soupçonnait même pas l'existence. C'est une espèce de complexe de Pygmalion (imaginez Eliza Doolittle qui réformerait ou éduquerait le professeur Higgins) inversé qui est l'épine dorsale du film. En ce sens, cela répond parfaitement à l'un des schémas de la screwball comedy : une interversion des valeurs. Sugarpuss - admirez le choix du nom - va apprendre à Potts à vivre et lui va lui révéler l'existence d'une profondeur dont elle faisait montre mais qu'elle ignorait posséder.

L'intrusion de cette danseuse un peu dévêtue, totalement décorsetée, au propre et au figuré, qui plus est affiliée à des gangsters, dans leur vie, va provoquer un changement. Surgarpuss va les contaminer (apporter la joie et la lumière, le mouvement et la vie) et briser leur ordre, mais les professeurs vont aussi introduire en elle le germe d'une révolution intérieure. Sugarpuss est émue. Son esprit incarné, qui épouse plus des situations que les mouvements de son for intérieur, ne peut plus la protéger contre l'émotion, cette petite chose volatile contre laquelle rien ne peut lutter lorsqu'on lui fait, par mégarde, une place. Et son humour devient triste, comme la fin de cette scène le suggère, quand Potts ayant pris au sérieux la déclaration d'amour antérieure de Sugarpuss, la demande en mariage. Le jeu n'est plus drôle ; il est le sérieux même. Sugarpuss découvre cette vérité bien cachée que le frivole cache toujours, in fine, l'abîme du possiblement tragique.

Il est une délicatesse étrange de sentiments dans ce film, lors d'une ou deux scènes, qui en fait autre chose qu'une délicieuse comédie.
Et quel cœur pourrait résister à cet anneau où est gravée une référence (tronquée et subvertie, pleine de sous-entendus) à Richard III ?
Vois comme mon anneau enserre ton doigt :
Ainsi ta poitrine enclôt mon pauvre cœur.
Porte-les tous les deux car tous deux sont à toi.
(trad. Jean-Michel Déprats)

Sugarpuss ne pourra plus jamais vivre insouciante après cette déclaration, elle qui était habituée au badinage, à cette séduction facile à laquelle elle répondait avec la même aisance de fille détachée, des conséquences de ses actes, d'elle-même. Elle ne peut plus tricher, car l'esprit est escamoteur et passe sans cesse de la lettre à l'esprit du réel, ou l'inverse. Potts et Sugarpuss échangent leurs manques et leur savoir. Ils réconcilient ensemble l'esprit avec lui-même : l'esprit, simple faculté intellectuelle qui masque sa superficialité en approfondissant des détails ou des savoirs et qui n'est, en profondeur, parfois, que myopie et l'esprit incarné, faussement de surface, qui donne ou révèle au réel sa profondeur, parfois malgré lui. Ils réconcilient ce que Kant nomme l'esprit et le jugement. Ainsi, faut-il comprendre la distinction de Kant (qui, à défaut d'être volontairement drôle, est passionnant) : "La combinaison spirituelle [l'esprit] court après les trouvailles [les saillies, les traits] ; le jugement aspire à des vues claires [à une détermination conceptuelle précise d'une chose à connaître]." Ou encore cette définition: "L'esprit recherche davantage l'accommodement du mets, le jugement davantage sa partie nutritive." Dommage, donc, que pour Kant, comme bien d'autres, l'esprit ne soit que superficialité, "un manteau pour la raison"... [Cf. Anthropologie du point de vue pragmatique, première partie, paragraphes 44, 54 et 55]
Et que dire d'Alain qui pensait qu'"un trait d'esprit est toujours la mort d'une idée" ?
Après quelques péripéties maffieuses, les "nains" vont quitter leur maison, entrer dans le monde réel, voyager avec un permis de conduire périmé (comme leur existence) et... prendre au piège les gangsters et empêcher in extremis le sacrifice (le mariage) de Sugarpuss ; un membre de la pègre veut l'épouser afin qu'elle ne puisse pas témoigner contre lui.


Armé d'un manuel censé lui enseigner la boxe, Potts est prêt au combat, mais c'est lorsqu'il renonce au savoir théorique (il envoie valser les livres) qu'il devient réellement efficient. [De même, la philosophie ne m'intéresse que lorsqu'elle devient pratique...]
Puis, les sept "nains" vivent par procuration ce bonheur qui, jamais, ne les touchera. Ou peut-être que si... Maintenant, ils savent ; et ils peuvent bénéficier de l'expérience de leur jeune collègue.

La reddition de Potts :


les livres qui ne sont traités que comme des objets matériels et non plus comme le réceptacle d'un savoir désincarné. Le triomphe, cependant, de l'esprit sur la matière, à bien y songer... puisque cet usage détourné (en guise de trépied) des livres est fort malicieux bien qu'efficient.

Concluons avec Guitry : "On peut faire semblant d'être grave, on ne peut pas faire semblant d'avoir de l'esprit."

[Toutes mes captures d'écran sont issues du DVD américain. Le film n'a pas été édité en DVD zone 2,pour le moment. Merci de ne pas reprendre mes captures d'écran sans en mentionner la provenance.]

*****
Un petit détail amusant : alors que je découvrais The Mad Miss Manton de Leigh Jason, DVD extrait de la nouvelle fournée RKO de l'éditeur Montparnasse, un personnage fait allusion à Blanche-Neige en parlant de Miss Manton interprétée par Barbara Stanwyck... Prémonition ?!
The Mad Miss Manton est une comédie assez charmante, mais elle ne peut rivaliser, même de loin, avec les grandes comédies du même genre. Ceci dit afin de prouver à M. James que je ne suis pas aveugle...
Gary Cooper a toujours été le troisième dans mon cœur, juste après Cary Grant et James Stewart. Mais, dans ce rôle ou dans celui du séducteur de Love in the Afternoon, ou encore dans l'inégalable Peter Ibbetson, il me trouble presque autant que Cary, et je me sens coupable de ne pas lui avoir fait une plus grande place dans mon existence. Bien sûr, il n'est pas trop tard...

*****

LES citations révélatrices du film :

Professor Bertram Potts : "Well, I see what you mean. Very interesting. Make no mistake, I shall regret the absence of your keen mind; unfortunately, it is inseparable from an extremely disturbing body."

Le professeur qui découvre qu'il est des choses que le savoir (théorique) ne peut maîtriser, lui qui ne désirait être que pur esprit.

Sugarpuss O'Shea : "I love him because he's the kind of guy who gets drunk on a glass of buttermilk, and I love the way he blushes right up over his ears. I love him because he doesn't know how to kiss, the jerk!"

Sugarpuss qui s'émeut de l'impuissance de Potts face à ses émotions ; il ne maîtrise rien qui soit incarné, incapable (provisoirement) d'être un corps, en plus d'être un esprit... et qui découvre en même temps sa propre puissance émotionnelle introvertie.

*************

Si vous aimez ce film, vous aimerez également celui-ci... Croyez-moi sur parole.

Et je vous recommande également ce livre-essai de Manny Farber, qui parle du cinéma avec acuité.

*prendre du bon temps, s'amuser, passer un bon moment, etc.
** Wilder eut le privilège d'être mis à la porte par Freud himself, alors qu'il était venu l'interviewer... Freud avait horreur des journalistes et il avait raison. C'est ainsi que je ne suis pas devenue journaliste.

Titania et Bottom, Henry Fuseli, 1790


Détails :









Thésée parle :

The poet's eye, in fine frenzy rolling,
Doth glance from heaven to earth, from earth to heaven;
And as imagination bodies forth
The forms of things unknown, the poet's pen
Turns them to shapes and gives to airy nothing
A local habitation and a name.
Such tricks hath strong imagination,
That if it would but apprehend some joy,
It comprehends some bringer of that joy;
Or in the night, imagining some fear,
How easy is a bush supposed a bear!

— le regard du poète, animé d’un beau délire, — se porte du ciel à la terre et de la terre au ciel ; - et, comme son imagination donne un corps — aux choses inconnues, la plume du poète — leur prête une forme et assigne au néant aérien — une demeure locale et un nom. — Tels sont les caprices d’une imagination forte : — pour peu qu’elle conçoive une joie, — elle suppose un messager qui l’apporte. — La nuit, avec l’imagination de la peur, — comme on prend aisément un buisson pour un ours !

Le songe d’une nuit d’été, V, 1. (trad. François-Victor Hugo)

J'aime beaucoup le travail de traduction de François-Victor Hugo, jusque dans ses limites. Les défauts de son travail me le rendent encore plus cher. J'admire l'ardeur du traducteur et sa persévérance. Sylvère Monod et lui sont mes modèles inaccessibles, pour une multitude de raisons très différentes...

***
Discographie proposée [dorénavant, j'essaierai pour la plupart des billets de proposer un ou plusieurs CD très aimé(s), issu(s) de ma discothèque, classique ou non, en guise d'illustration ou d'accompagnement] :


vendredi 18 septembre 2009
Sur une suggestion de M. Golightly...
À mettre en relation avec le billet précédent, ce fichier audio que j'ai "encodé" pour vous. Il est extrait de ce double CD que je ne peux que vous recommander du fond du cœur...

Celine
Arletty (une des seules voix au monde que je sais imiter), l'amie fidèle de Ferdine, lit un extrait de Mort à crédit.
jeudi 17 septembre 2009
Il y aura bientôt 4 ans que j'ai créé les Roses de décembre autant qu'elles m'ont recréée, si l'on se place dans une certaine perspective. J'ai ouvert cette fenêtre, parce que j'étais perdue dans ma forêt de mots, parce que la philosophie, pensais-je, m'avait abandonnée, parce que je n'attendais rien ni personne. Un geste égoïste et arbitraire qui s'est révélé être l'une de mes meilleures idées.
Hier, c'était l'anniversaire de Marie, morte au mois de mars de l'année 2008. Je sais qu'elle était présente - aux pays des âmes ou simplement dans mon cœur et, peut-être, est-ce la même chose - à la Sorbonne, dans la salle Duroselle, pour assister à la soutenance de ma thèse de doctorat de philosophie.
J'ai recréé, de manière à peine plus discrète que chez moi,

sur ma table de torture, dans cette salle, un autel entourant mon discours. de soutenance. J'aimais fort cette image. Elle me faisait songer à Henry James et à François Truffaut. Il fallait qu'aux côtés des présents les fantômes et les absents, mes aimés, soient présents. Ils l'ont été au-delà de mes espérances.
En quatre ans, beaucoup de choses ont changé. J'ai construit avec les intéressé(e)s de nouvelles amitiés, solides - même si d'autres ont fini par avouer n'être que des illusions -, grâce aux Roses et au travail que j'ai accompli pour l'amour de James Matthew Barrie.
Hier, le passé et le présent se sont tenu la main. Mes amis d'enfance, d'adolescence, et ceux de l'âge que l'on dit adulte étaient presque tous présents. Il y avait même le messager d'une nouvelle amitié. Et ceux qui n'étaient pas là physiquement l'étaient tout de même, parfois par la simple présence d'une photo ou d'un objet. Mes amis de toujours et ceux qui le sont devenus étaient là. Mon premier professeur de philosophie de faculté, qui était membre de mon jury, fut donc présent au début et à la fin de mon parcours, comme il l'a dit. Mon mari était au premier rang de l'assemblée, lui, qui, il y a 17 ans, m'a fait découvrir la philosophie et lire Louis-Ferdinand Céline, est celui à qui je dédie cette réussite. C'est autant la sienne que la mienne, même si j'ai bataillé dur. J'ai écrit plus de deux mille pages en 9 ans et j'en ai présenté 700, hier.
Cette épreuve fut pénible (il paraît que c'est un rite de passage ; en tout cas, c'est tout aussi violent) et, plus que cette réussite avec les honneurs, je retiendrai la force de la présence, celle de la grande majorité de mes amis, qui m'ont littéralement protégée et portée vers la fin de ce chemin. Sans eux, je n'aurais pas pu y arriver.
Et il faut louer, en premier lieu, mon ami James, professeur américain, qui m'a aidée plus que n'importe quelle autre personne à finir ce travail. Jusqu'aux dernières heures qui ont précédé ce 16 septembre 2009, il a travaillé pour me rendre forte. Croyez-le bien, travailler avec moi n'est pas un plaisir... Sans les Roses de décembre, je ne l'aurais jamais rencontré, il y a 901 jours. La chance n'existe pas, on la suscite.
Mon discours était constitué, au départ, d'une soixantaine de pages qui ne furent plus que huit le 16 septembre.
J'ai coupé un passage, en particulier, concernant Henry Darger, et j'ai eu envie de le déposer ici, accompagné de la magnifique chanson de Natalie Merchant. Elle est extraite d'un album qui m'a ravie.

Henry, je l'ai rencontré, grâce à une amie merveilleuse, une artiste, qui fait des collages sublimes, qui m'ont beaucoup inspirée pour écrire la fin de ma thèse. Je la remercie. Elle se reconnaîtra... Je souligne l'existence de ce DVD (zone 1) :


Fragment coupé :
Je ne suis pas certaine que le nom de Henry Darger soit familier à beaucoup. Cet américain né en 1892 et mort en 1973 était un auteur dont la particularité, outre un immense livre de plus de 15 000 pages avec beaucoup d'illustrations, découvert après sa mort par son logeur, fut de vivre tout à fait reclus. Cet enfermement choque et interroge autant, sinon davantage, que son œuvre, par ailleurs, impossible à se représenter.
Imaginez, pourtant, un instant un immense collage hétéroclite, un patchwork auquel un être humain consacrerait des dizaines d'années, qu'il alimenterait du soir au matin avec la moindre de ses pensées et la plus petite et banale de ses émotions. J'ai toujours été fascinée par les reclus volontaires, par ces gens qui prennent le gros rocher de Sisyphe pour boucher l'entrée de leur Caverne et qui macèrent à l'intérieur de cette grotte de Cyclope. Jusqu'à leur propre pourriture. Ce ne sont ni des ascètes ni des ermites à proprement parler, puisque chez ces derniers la solitude procède probablement davantage d'une décision en vue d'atteindre un certain idéal. Ce ne sont que des hommes qui vivent en projetant de manière assez brutale leur intériorité dans le monde extérieur. Tout ça, avec une inconscience terrible et un immense danger, d'abord pour eux-mêmes, puis pour nous. Ils se retrouvent alors face à face avec leur fond, avec cette intimité invisible - qui devrait demeurer telle, car la regarder en face revient à périr de la vision. Pour vivre, il faut douter, ne serait-ce qu'un peu, de ce que l'on est au fond. Il faut même douter de l'idée que l'on ait un fond. Il faut se construire, en s'érodant à des possibles. L'art réel, lui, marchande. La philosophie, elle, évite de savoir ses raisons viscérales et crée une vision du monde qui tend au plus grand englobement possible du réel. L'art est ce qui permet de pactiser avec cet inconnu qui nous habite et de le sublimer, c'est ce qui autorise une vision de ce soi fantomal qui fait ordinairement la pantomime à travers une œuvre élaborée ; c'est un spectre qui suinte entre les interstices du texte ou les jointures de l'objet d'art. Parfois l'œuvre d'art ne possède pas assez de raison et de conscience pour tenir à distance, sous le voile, cet intérieur qui veut se faire (bien) voir et cette impossible métaphorisation du soi caché prend possession de l'artiste et le broie dans sa folie. Il s'identifie à lui et devient lui. Le moi devient ce soi, sans retour possible, et perd le doute. Il n'est plus homme. Il est fou. Il est intérieur sans extérieur. Il n'a plus de peau. Il est prisonnier à l'intérieur.
Darger, lui, semble s'être reclus, comme cela, sans vraiment s'en apercevoir, absorbé par une œuvre qui a pris la place de son existence, de son être. Claustration volontaire et fermeture au monde qui ne répond pas à une décision claire. Darger lavait la vaisselle dans un hôpital, ne parlait à personne, ou très peu, et vécut seul la majeure partie de sa vie. Enfermé dans ses pensées, il semblait soumis au tropisme d'obsessions qui l'ont conduit à se consumer pour une œuvre écrite pour personne, pour un soleil dont il était la lune, peut-être. La plupart des spécialistes en la matière, vous diront, peut-être moins crûment mais cela revient au même, que Darger était fou. Il y a une assimilation parfois assez problématique entre la notion d'art et celle de folie. Voir Artaud. Voir le plancher de Jeannot, exposée au dehors de l'hôpital St-Anne. L'art est parfois folie, pactise avec elle, mais la folie n'est certainement pas de l'art. Ni de même de l'art brut, comme disent pudiquement certains. La philosophie, elle aussi, est art et folie virtuelle mais un art qui refuse ses dépendances obscènes ou viscérales et une folie désamorcée ou inhabitée, puisque le philosophe fait mine de pas vraiment penser en première personne, de la pointe de sa singularité, mais des cimes de l'universel. À moins qu’il ne soit un philosophe scientifique, et encore, je ne crois pas que l’on puisse parler hors de sa singularité. La folie ne fait que libérer ce qui existe déjà, caché. Parfois, c'est une trempe d'artiste avorté ou mutilé, parfois ce n'est que la monstruosité. Et la monstruosité peut être belle. Pendant quarante ans, Darger a vécu dans un même appartement. Chaque chose qu'il apportait dans ce lieu n'en ressortait jamais. L'appartement de Darger ressemblait en tous points aux logis des malades dont l'affection est décrite par les spécialistes comme étant un « syndrome de Diogène », des gens qui vivent dans un univers confiné et rempli de choses, de détritus souvent, incapables qu'ils sont de jeter les choses, créant une sorte de nid dans lequel ils se posent pour n'en presque plus jamais bouger. Mais ces gens-là ne couvent, pour la plupart, rien. Sinon leur maladie d'être. Certains philosophes, de même, nidifient, mais avec des pensées, des objets abstraits.
J'ai connu certains êtres qui vivaient de la sorte et qui ne laissaient personne entrer chez eux, un certain Roger V., avec qui j'étais devenu amie et que l'on a retrouvé mort sous un tas de détritus, des années après. Très peu de ces Diogène sont des artistes fendus comme Darger, mais ils nous apprennent quelque chose de fondamental sur nous-mêmes, je crois. Ils vivent l'absurdité de notre condition. Ils vivent à l'extérieur comme nous vivons à l'intérieur de nous-mêmes. Notre monde intérieur n'est-il pas une sorte de nid, dont chaque brindille ou éléments est une chose décédée, un petit détritus du passé, une peau morte ?
The Realms of Unreal1, Les royaumes de l'irréel, tel était le nom de l'œuvre que l'on retrouva à la mort de l'auteur, lorsque l'on nettoya son appartement – qui consistait en une chambre. Son œuvre est une sorte de gigantesque collage de mots et d'images, une collection hétéroclites d'objets. Il faut également voir l'univers dans lequel il vivait à cette image. Les journaux, les livres qu'il possédait, tout ce qu'il ne jetait pas était le combustible de ces royaumes qu'il créait et qui prenaient naissance en lui et l'asséchait, le dévorant en cannibales. La plupart des artistes créent dans l'entre-deux du monde quotidien et de la fantaisie. Darger, lui, passa toute sa vie à cela et uniquement cela. Il ne vécut que dans cet entre-deux de l'intérieur et de l'extérieur, dans une béance, sur un nid ou une île, ne colonisant pas le vaste monde, comme la plupart d'entre nous. Cette obsession pathologique, artistique, on ne sait quel nom lui donner, on la retrouve dans une certaine mesure dans les grands systèmes philosophiques.
1 Nom raccourci : The Story of the Vivian Girls, in What is known as the Realms of the Unreal, of the landeco-angelinnian War Storm, Caused by the Child Slave Rebellion.


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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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