lundi 23 juin 2008
Un conte de Noël (2008) : le plus beau film de l'année 2008. Il mérite donc bien ce billet, en remerciement de l'extase qu'il a provoquée en moi. Je l'ai écrit en pensant à mon amie Virginia, qui l'a aimé autant que moi.


[A la place de ces lignes médiocres, vous pouvez toujours lire, avec davantage de profit, le numéro de juin de Positif et celui de mai des Cahiers du cinéma...]

Arnaud Desplechin, je l’ai déjà dit, je crois, est l’un des plus grands cinéastes français vivants, sinon le plus grand : mise en scène précise, qualité de l’exposition des divers personnages, histoires feuilletées et complexes (mais simples, puisqu’elles ne parlent que de nous : de notre rapport à nous-mêmes et aux autres, rapport condamné par notre nature même à l’ignorance et à l’aveuglement), dialogues intelligents. Desplechin pourrait n’être que brillant (il l'est aussi) par l'aisance qui semble être la sienne et l’on pourrait douter de sa profondeur. Rien de tel: il est totalement engagé dans ses films. Son psychisme est la scène de ses films. Ses films sont dangereux : autant pour lui que pour nous.
Ce qu'il dit de la manière dont il filme, avec pour chaque scène plusieurs variantes possibles, est tout à fait fascinant et en accord avec la manière dont j'imagine la construction d'un film dans son esprit. De même, sa manière de reprendre certains noms de personnages d'un film l'autre (Paul Dedalus), réminiscences eux aussi d'autres (Joyce, Ibsen, Shakespeare...).
Ce film-ci, le dernier en date (comment est-il possible qu’il n’ait pas eu la Palme à Cannes?), est l’expression du tragique mineur présent en toute existence et expurgé par la cocasserie extrême de certaines scènes,

par une légèreté brutale, car, enfin, la vie, ce n’est que ça. Mais, c’est justement parce que ce n’est que ça que c’est tellement compliqué à vivre et à dire.

Tous ses films ont, pour cette raison, provoqué en moi un bouleversement immense, parce que je ressens de manière inexplicable (que je me refuse à expliquer), une concordance implicite entre les divers éléments du film et le vécu du cinéaste. Toute œuvre d’art honnête répond, en quelque sorte, à l’impératif de la cure psychanalytique.
Tout dire.
Or, Desplechin dit tout mais ne le dit pas. Et c’est ainsi que je prends autant de plaisir et d’intérêt à regarder son film que son ombre projetée. Ce qui est dit et ce qui n’est pas dit. Ce qui est dit n’étant jamais que ce qui n’est pas dit et réciproquement. Un film de Desplechin n’est jamais totalement contenu dans le dire et l’image. Il est ici et ailleurs. En nous, si nous sommes capables de vouloir comprendre, au-delà de la simple apparence. Comme dans la vie réelle.
Le thème du film est double et unique à la fois : celui de la famille et de la greffe, car toute famille – même si j’ai peu d’expérience de la chose, que ce soit en amont ou en aval – est toujours un tissu inflammable (Cf. la peau de Junon - ceux qui ont vu le film comprendront la référence) ou une étoffe - pas nécessairement celle dont on tisse les rêves, plutôt les cauchemars... Et l’on greffe et bouture sans cesse : la famille est un monstre éternel qui se nourrit des individus. Le thème de la famille est le lieu de la naissance et du deuil, de l’amour et de la haine, du pouvoir et de la soumission. La seule liberté possible, ne pas avoir de famille, est aussi privation de l’héritage et de la filiation. C’est le néant. Mais qu'est-ce que cela change, puisque tout est néant?
L'action se passe dans la (sinistre) ville de Roubaix, d'où le cinéaste est originaire. C'est bientôt Noël et une grande famille se retrouve entière. 


Junon (Catherine Deneuve), la mère, va bientôt mourir. Soit de son cancer soit de la greffe de moelle qui pourrait empêcher le développement de son cancer. Elle est unie à un homme, plus âgé, Abel. Ils s'aiment trop pour laisser de la place aux enfants. Ils en ont quatre : trois vivants et un mort. Le mort est mort de la maladie qui devrait emporter Junon.
Le prénom de Junon est celui d’une reine guerrière, bien affaiblie par une ironie mauvaise de la vie. Il évoque certainement, en latin, "juvenis" et "juventus" : la " jeunesse" synonyme de plénitude de la force physique. Déesse latine, Junon était très honorée. Divinité complexe, son interprétation est multiple. Elle était honorée à Lanuvium sous le titre de "Sospita Mater Regina" ; la protectrice, la mère et la reine. Ici, elle est celle autour de laquelle tourne d'abord la tragédie ; elle est également la mère trop aimée par une fille qu'elle n'a jamais aimée assez.
Junon a donné la naissance et la mort. Son fils, Henri, celui qui a été "fait" pour sauver le petit Joseph, son premier-né, sans être compatible, va devenir celui qui lui redonne naissance. Le fils inutile et la mère ne s'aiment pas et se le disent sans drame. Les mères détestent leurs enfants et les enfants détestent leur mère dans les films de Desplechin. Est-ce si sûr ? La haine est peut-être un compromis. 


Nous assistons à une sorte de complexe d’Œdipe inversé, très perceptible quand la mère dit crument et à double sens qu’elle ne veut pas que son fils lui "injecte son liquide blanc". Freud rirait bien en regardant ce film et apprécierait. Il est convié au festin, bien sûr.
Les personnages principaux ont droit à leur petit monologue. Ils s’adressent même plus particulièrement à nous, parfois. Ils sont vivants et traversés par la mort. Ce sont des fantômes paradoxaux qui n'ont pas cessé de vivre, des morts qui ne savent pas qu'ils sont encore vivants ou des vivants qui ne se savent pas morts. Ainsi, le père de cette famille endeuillée de l'existence qui s'adresse à nous, dans une première scène admirable, face à une tombe, celle de son fils, mort à six ans, il y a longtemps : "Mon fils est mort et je n'ai pas de chagrin. Cette perte est ma fondation." La déclaration pourrait sembler violente, brutale, inexplicable. Elle ne l'est pas. Elle est le décalque d'une scène décrite par Stanley Cavell (très admiré par Desplechin) concernant Emerson (dont j'ai toujours dit qu'il n'était pas assez connu en France !) et du journal d'Emerson lui-même. Beaucoup de phrases de ce film proviennent d'Emerson via Cavell. Qu'on en soit conscient ou non ne change rien à la force du film, à ses sens, mais cela permet d'entrevoir encore une autre épaisseur si on le sait.

Les enfants deviennent les parents de leurs parents, mais ceux-ci n'ont jamais l'occasion de jouir de ce retournement de situation, puisqu'ils doivent payer ce privilège de leur propre mort. Or, à la faveur de la mort de l'enfant premier-né, Joseph, le père (incarné par un épatant Jean-Paul Roussillon) devient l'enfant de son enfant, le survivant : il naît à lui-même sur sa tombe, et la mère à la faveur d'une greffe de moelle que lui donnera son fils honni et dire : "Henri vient de mon ventre. je reprends ce qui m'appartient !"

En écho à son père qui déclame dans la scène inaugurale, chez un psychanalyste, la fille (devenue par la force des choses) aînée déclare : "Je ne comprends pas à quel deuil je survis. J'ai l'impression que quelqu'un est mort, mais je ne sais pas qui." Le deuil n'est pas nécessairement celui que l'on pourrait croire, le plus évident, car il existe un autre frère (joué par l'exceptionnel Mathieu Amalric, mais tous les acteurs sont extraordinaires dans ce film) qu'elle a banni (méditez sur ce thème désuet et dramatiquement comique du bannissement qui appartient au conte et à Shakespeare) de la famille pour d'obscures raisons, qui ne seront jamais précisément dites mais que nous pouvons facilement comprendre.

Henri est le bouc émissaire de la tragédie et le bouffon shakespearien. Bouffon, il éructe, il dit la vérité. Il est cynique. Il boit. Il chute. Il vit. La vérité de ce monde n’est ni belle ni sérieuse. Il l'exprime. En cela, il s’oppose à Elizabeth, la soeur fragile et déséquilibrée, qui veut recréer le monde selon sa vision parfaite. Son frère s’oppose à son ordre. Il incarne le chaos. Il est le mal et le diable incarnés, car, dit-elle, ordinaire, banal et qui passe inaperçu. Elizabeth incarne ce que Nietzsche nomme "les chercheurs de connaissance", ceux qui partent de la ruche (cf. l'Avant-propos de La généalogie de la morale). Elle rêve d'un monde idéal qu'elle pourrait mettre en ordre comme la maison de poupées de son enfance ou lui donner la forme des pièces de théâtre qu'elle écrit... Or, le monde n'a pour sens que celui qu'on lui donne ; il faut donc lutter pour que le sens des autres n'abîme pas le nôtre.
Loin de nous l’idée de vouloir faire une exégèse du film, car il y aurait matière à écrire une centaine de pages sur les références croisées dans ce film. Des prénoms bibliques ou mythologiques au feuilletage littéraire et cinématographique. Certaines influences sont trop évidentes: Bergman, Hitchcock, Shakespeare, Nietzsche… D’autres moins flagrantes mais dont la présence est nécessaire, puisqu’elle sert de trame invisible au film. Et toutes ces références ne sont peut-être pas toujours volontaires et procèdent de ces associations d'idées souterraines qui existent dans l'âme de tout artiste.
Le film a été inspiré , au départ, par un livre, La greffe de Jacques Ascher (P.U.F.). Bien sûr, ce livre n'est qu'un prétexte aux développements personnels de Desplechin. Ce qu'il l'intéressait, c'était la possibilité de la psychose, l'interrogation sur soi - que suis-je ? - suite à une greffe.
Idée développée par le personnage de Paul (Emile Berling) 

qui fait surgir un chien noir des abîmes de sa conscience schizophrénique (chien qui est le cousin du monstre imaginaire, Anatole, qui habite la cave de la maison nommée "château"), qui devient par là-même inquiétant pour les autres, ou bien par le personnage de Sylvia (Chiara Mastroianni) qui découvre qu'un autre que son mari l'aime et a renoncé à elle, lui interdisant par son silence de "le préférer", lui volant une autre vie possible. Cette histoire, dans l'histoire, étant peut-être celle qui permet au réalisateur de filmer l'un des plus beaux moments d'émotion de son cinéma.
Elle importe aussi d'une autre manière : " (...) pour tous les Vuillard, il faut absolument que Sylvia couche avec Simon [Laurent Capelluto]. C'est ce qu'il y a de plus important ; comparable en tous points à la leucémie de Junon." (Desplechin dans Positif) Junon en veut à Sylvia qui lui a volé le fils (Ivan aka Melvil Poupaud) qu'elle aimait; elle favorise l'infidélité et semble s'en réjouir. Et, tout à coup, le tragique du destin se déplace sur le beau et insouciant personnage de Sylvia. A pas de velours, sans mots dire. C'est la vie. Le faux pas n'engendre pas nécessairement la chute, puisque Sylvia demeure avec son mari. Maintenant, elle peut choisir. Elle n'est plus seulement choisie.
Le Songe d'une nuit d'été de William Dieterle et Max Reinhardt (sortie en DVD zone 1 en 2007), 



Drôle de frimousse (Funny Face) de Stanley Donen avec Audrey Hepburn 






et Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille (insupportable film) ou Vertigo (Madeleine, le fantôme, l'épouse défunte de Henri, connu de lui seul) sont les principales références cinématographiques mises en abyme dans le film, mais pas les plus significatives. Certes, le film est shakespearien dans ses références : Le conte d'hiver et Le songe d'une nuit d'été. Emmanuelle Devos incarne le personnage le plus franc et le plus aérien du film - elle est détachée de la famille - elle est la maîtresse de Henri. 


Son prénom, Faunia, est bien entendu une référence patente à Shakespeare et à son Conte d’hiver. Il s’agit moins d’un conte de Noël que d’un conte d’hiver, en vérité, ou un conte de Noël dévoyé. C'est dans une nouvelle romanesque, Dorastus et Faunia, attribuée à Robert Greene, qu'il faut chercher l'idée première du Conte d'hiver du grand William. Souvenez-vous également des derniers mots du films prononcés par le personnage d’Elizabeth, concernant le rêve, et qui sont celles qui concluent Le songe d'une nuit d'été.
Ombres que nous sommes, si nous avons déplu, — figurez-vous seulement (et tout sera réparé) — que vous n’avez fait qu’un somme, — pendant que ces visions vous apparaissaient. — Ce thème faible et vain, qui ne contient pas plus qu’un songe, — gentils spectateurs, ne le condamnez pas ; — nous ferons mieux, si vous pardonnez.
[Traduction de François-Victor Hugo - la métaphore des ombres nous ramène également aux premières images du film, qui nous ramène à autre chose...]
Mais la référence majeure est la très belle œuvre de Bergman, Fanny et Alexandre - film et version télévisée.


On aperçoit également une affiche du Nouveau monde de Terrence Malick, vers la fin du film.

Et cette référence prend tout son sens, quand on lit Desplechin... et est liée à Emerson... Si l'on tire un fil, la pelote du monde de Desplechin vient tout entière dans la pensée.
           La musique est également un personnage à part entière, comme d’ordinaire. Malgré cette pléthore de références et cette intertextualité serrée, il faut bien comprendre que ce jeu avec la mythologie, les référence littéraires ou bibliques n’est qu’un jeu. Un support pour l'imaginaire et la narrativité. Elles précèdent l’histoire, elles appartiennent à sa généalogie mais pas nécessairement à sa genèse. Il ne sert à rien de vouloir tout recenser.
Nous n’évoquons que le plus immédiatement évident, ce qui sert d’emblée l’histoire, au manifeste, sans nous égarer dans le profond latent des plans, des vécus individuels de chaque personnage. Emerson et Nietzsche apparaissent dans le film : le premier de manière fugitive (un cadeau de Noël reçu par Junon-Deneuve) mais plus présent que l'on ne pourrait le croire et le second cité par Abel à sa fille Elizabeth, dans un extrait de l’Avant-propos à La généalogie de la morale. {Par un merveilleux hasard, avant d’assister à cette séance, nous étions passés à la librairie prendre une commande de deux livres de Nietzsche traduits et / ou annotés par un de nos maîtres – dont La généalogie de la morale, texte brûlant et complexe, riche en références, écrit en vingt jours (cela apprend la modestie et le désespoir aux philosophaillons de ma triste espèce).}
Le texte de Nietzsche me paraît fondamental pour comprendre le film, qui ne saisit dans son sens le plus fort que par l’oblique. "Nous ne nous connaissons pas nous-mêmes..."
Chaque film de Desplechin a un motif central sur lequel viennent se greffer (précisément…) des éléments dont certains ne trouvent probablement d’explications que dans le for intérieur du cinéaste, qui se projette totalement, comme le font tous les artistes véritables.
Un conte de Noël, une histoire de revenants plutôt que de fantômes.
Reste à savoir quels sont les noms des revenants.
[Ceci est mon dernier billet sur les Roses, avant un petit moment, car je pars bientôt en Allemagne, puis en Italie. A bientôt.]

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