mardi 10 juin 2008
... pour mon JIACO... ou pour son auteur.


Sérieusement, ces lignes de Deleuze, que je recopie ici, expriment parfaitement ma (pauvre) conception de l'écriture, celle qui traverse le geste philosophique autant que le geste romanesque (et je dirais jusque dans la saine vulgarité de l'écriture "bloguesque"). Et de me souvenir, sourire carnassier aux lèvres, de mes premières années de philosophie, lorsqu'un professeur de faculté me fit la remarque, qui devait sonner comme cinglante à ses propres oreilles, que je ne pouvais pas lire le Nietzsche de Deleuze, car Deleuze "deleuzait" tout ce qu'il pensait et écrivait, sans comprendre visiblement que son intérêt et son génie étaient précisément là... et que la connaissance objective, neutre (si une telle monstruosité est possible), de Nietzsche n'avait aucune espèce d'intérêt pour moi (autant ne lire que Nietzsche et mettre au pilon tous les ouvrages critiques ou de présentation) .


Je ne voulais pas - et ne le veux toujours pas - que l'on m'explique mais que l'on vive et que l'on brûle de ce qu'on lit devant moi, ou au moins d'essayer.

«Des enfants dans le dos, c'est lui [Nietzsche] qui vous en fait. Il vous donne un goût pervers (que ni Marx ni Freud n'ont jamais donné à personne, au contraire) : le goût pour chacun de dire des choses simples en son propre nom, de parler par affects, intensités, expériences, expérimentations. Dire quelque chose en son propre nom, c'est très curieux ; car ce n'est pas du tout au moment où l'on se prend pour un moi, une personne ou un sujet, qu'on parle en son nom. Au contraire, un individu acquiert un véritable nom propre, à l'issue du plus sévère exercice de dépersonnalisation, quand il s'ouvre aux multiplicités qui le traversent de part en part, aux intensités qui le parcourent. Le nom comme appréhension instantanée d'une telle multiplicité intensive, c'est l'opposé de la dépersonnalisation opérée par l'histoire de la philosophie, une dépersonnalisation d'amour et non de soumission. On parle du fond de ce qu'on ne sait pas, du fond de son propre sous-développement à soi. On est devenu un ensemble de singularités lâchées, des noms, des prénoms, des ongles*, des choses, des animaux, de petits événements (...) traiter l'écriture comme un flux, pas comme un code. » (p.16, je souligne)


* Les ongles de Deleuze, dont je reparlerai un jour, et qu'il évoque d'une manière qui me bouleverse dans le livre cité, au gré d'une lettre à un connard de "critique" - en est-il d'autres ?
{Petit billet dédié à Virginia.}
{Suite à un incident technique, en date de décembre 2011, toutes les captures d'écran du DVD, qui illustraient ce billet, ont été perdues...}


Un ami très cher m'a offert ce film lors du dernier Noël. J'ai mis un certain temps à en parler, tant je fus touchée par cette histoire et surtout par la manière dont elle est racontée, sans fausse pudeur ni sensiblerie déplacée. Etant une personne plus distanciée avec ses émotions qu'il n'y paraît, il ne m'est guère facile d'analyser ce qui parle autant de moi, car bien sûr le personnage féminin du film, la petite fille, Addie, c'est moi... Oh si ! Il aurait fallu me connaître lorsque j'avais son âge pour s'en rendre compte...


Peter Bogdanovich, dont je ne sais pas grand-chose, signe ici un chef-d'oeuvre. Je n'ai pas peur du mot, tant ce film est parfait. C'est l'un des dix films qu'il faut avoir vus avant de passer de vie à trépas.


Rien de moins.

Paper Moon est un film qui possède une certaine crudité (dans le langage, dans la réalité évoquée sans fards) et une cruauté affirmée, bien que l'histoire soit présentée sous le mode éveillé de la comédie - galonnée de drames, bien sûr, mais qui s'inscrivent seulement en filigrane - et bien qu'elle adresse une franche déclaration d'amitié au bonheur de vivre sans rien omettre de la nature du réel (deuil, pauvreté, exploitation réciproque des êtres humains, prostitution, bêtise...).


Les premières secondes du film donnent toute la mesure du film, pendant lequel le spectateur ne cesse d'être saisi de surprise et d'émotion, car l'attente ordinaire, tant au niveau des situations que des personnages, est déçue. Mais quelles belles "désillusions" nous offre ce film magnifique ! Le titre, lui-même, finalement, évoque cette ambivalence.


Addie est une jeune orpheline de neuf ans. Le film s'ouvre sur l'enterrement - scène magistrale, filmée avec distance, ironie et une émotion ajournée, décapitée, mais, paradoxalement, plus présente que si elle était exprimée - de sa mère (une entraîneuse de bar ?) et la grossière et bruyante entrée en scène d'un homme qui pourrait être son père, qui est très certainement son père, mais qui jamais ne l'admettra pendant la durée du film, sinon par le biais du jeu de rôle (il fait passer Addie pour sa fille, quand il veut flouer des gens).
Cette attitude est d'ailleurs très révélatrice du personnage, qui ne peut pas se solidifier ni dans un lieu ni dans sa vérité intime - veut-il seulement la lire ou est-il lâche au point d'être aveugle à lui-même ? Ou bien n'est-il pas grand-chose de plus que ce qu'il donne à voir et à penser ? - et qui agit et pense à travers une persona ?


Vivre, malgré tout, et ne pas renoncer. Valeurs incarnées avec force et entêtement par la jeune héroïne haute en couleurs de ce road-movie à travers le Kansas et sur lesquelles vont venir se fissurer, mais point trop s'en faut, la désinvolture et le cynisme de l'adulte (Ryan O'Neal dans le rôle de Moses Pray), qui est davantage enfant que la fillette (Tatum O'Neal dans le rôle d'Addie). Lui, il ne songe qu'à survivre au jour le jour sur un fond de crise économique assez terrible (en escroquant à la Bible de luxe ceux qui sont moins malins que lui, sans tenir compte s'ils ont ou non les moyens de se faire arnaquer), tandis que la jeune enfant cherche à construire dans la durée un semblant de foyer. Mais elle renoncera à ce confort (à cette illusion ?), à la fin du film, car ce personnage incarne d'abord la liberté.


Ces Bonny and Clyde des grands chemins - ils auront maille à partir avec des policiers plus ou moins véreux et joueront aux bootleggers ! - cherchent avant tout à sauver leur peau et à rester ensemble (Addie veut demeurer avec celui qu'elle choisit pour père, qu'il le soit ou non; Moses, lui, demeure plus opaque quant à ses réels sentiments). Addie manifeste ce supplément d'âme - qui est autant compassion qu'intelligence - qui lui permet d'être parfois Robin des Bois (faisant payer les riches et favorisant les pauvres), tandis que son père de pacotille a pour but immédiat sa propre sauvegarde et la jouissance immédiate ; il ne fait pas dans le sentiment. L'époque ne s'y prête pas et il ne feint pas la générosité qui est, cependant, peut-être sienne. La force du film est de laisser la réponse en suspens.


La perfection, c'est le simple.
Le simple est un état presque impossible à atteindre dans le domaine de l'écriture romanesque ou cinématographique. J'ai mis des années à le comprendre.
Simple n'est pas le contraire de complexe. Le simple, c'est au contraire la complexité comprise et exposée au niveau subatomique de l'émotion et de la réflexion.
Ce film illustre parfaitement ce que peut être le simple, synonyme de vérité et de profondeur, par opposition à la mièvrerie qui flatte l'hypoderme des consciences.


On peut extraire n'importe quelle scène du film pour illustrer mon propos. Notamment, celle du chantage, où Addie somme son "père" de lui rendre les 200 dollars qu'il a réussi à tirer du frère de celui qui a causé la mort de sa mère ou bien de la garder avec lui. Ou il lui donne son argent ou il admet qu'il est son père. N'ont-ils pas la même mâchoire ? Cette scène d'une extraordinaire drôlerie est d'une richesse qui n'est pas perceptible instantanément. On ne remarque d'abord que l'aplomb hors du commun de l'enfant, mais divers points de vue sont dissimulés dans ce passage et lui donnent une épaisseur que l'on ne comprend qu'en revoyant la scène.

Addie est spéciale. Petite créature androgyne, qui fume à son âge - l'adulte n'essaie pas de la dissuader - et qui vit à travers une émission de radio et a pour modèle Roosevelt...


... va peu à peu se féminiser, dans l'espoir de séduire cet homme avec qui elle voyage... et qui n'est intéressé que par des "poules".


Mais l'homme est aveugle à ses tentatives... et pendant qu'elle se fait "offrir" une barbe à papa avec l'une des techniques de vol apprises de Moses, sacrifiant ainsi à l'enfance qu'elle subvertit pourtant dans le geste même, son "père" va reluquer une danseuse plus ou moins vêtue.


Et il refusera de poser avec elle sur la photo, avec une lune de papier en arrière-plan, rejetant ce sentimentalisme qui n'a aucune raison d'être dans leur relation.

Dans n'importe quel autre film, le spectateur aurait eu droit à une "réparation" de ce tort fait à une enfant. Pas ici et c'est très bien ainsi : ont-ils besoin de cela ? Ils ont le réel pour eux et le make-believe est sans effet. Ni faux-semblants ni moraline. Tout le contraire, avec éclat ! Le propos est à la fois dur et beau, parce que leur relation s'inscrit dans une vérité qui refuse les illusions, qui n'a pas les moyens des illusions, et qui pour cette seule raison a tous les espoirs de s'épanouir et de durer. Les maîtres de l'illusion, ce sont eux : Moses pavane devant les gens et leur vend des exemplaires dorés de la Bible - Dieu n'est-il pas la plus grande escroquerie de l'humanité ? - et arbore des accessoires luxueux ; Addie, joue de son physique d'enfant pour attendrir, et déjà la femme perce sous ses attributs de l'enfance.



Au cours de leur voyage - dont le but affiché est d'amener Addie chez sa tante biologique -, il rencontreront un personnage féminin, une caricature de femme légère et sans attaches, qui pioche dans la bourse des hommes et se fait sauter pour 25 dollars. Image possible de la mère perdue et que l'on suppose aimante, image ternie et déformée, que va effacer Addie.



Personnage léger, vulgaire, qui inspire la commisération, Trixie Delight (Madeline Kahn), ne fera donc pas le poids face à Addie, qui se débarrassera en un tour de mains de cette rivale sans cervelle.
Et ces deux-là pourront sans doute poursuivre leur route ensemble...

En tout cas, Addie finira, par la grâce de son intelligence extrême et de sa sensibilité, par demeurer auprès de lui, plus librement peut-être (afin qu'il la choisisse, elle, pour ce qu'elle est, et non pas par devoir), par renoncer à être sa fille, pour n'être qu'Addie.



Filmé dans les années soixante-dix, le film reprend avec une grande intelligence, et seulement en apparence, pour mieux les dévoyer, les codes des films des années 30-40, manifestant par là une nostalgie décalée, peut-être plus poignante et sincère que bien d'autres... Le film joue en permanence sur l'idée d'une certaine innocence affichée que ne manifestent à aucun moment les personnages, pas même Addie - très au fait des choses de la vie, même les plus vulgaires, et plus maligne que son père lorsqu'il s'agit de faire des affaires...


Le film a été filmé en noir et blanc, sur une idée d'Orson Welles, ami du réalisateur.

[Cliquez sur mes captures d'écran pour les agrandir ; merci de ne pas les réutiliser...]



***************


Bonus : It's Only A Paper Moon par Cliff Edwards (merci à l'ami qui se reconnaîtra... et à qui est dédié ce billet). Une magnifique chanson qui porte dans ses plis l'idée d'une certaine Amérique, qui me plaît beaucoup. C'est un standard très célèbre et la chanson est reprise dans le film. (Cf. cette page pour tout savoir sur ce titre.)
moon




I never feel a thing is real
When I'm away from you
Out of your embrace
The world's a temporary parking place


A bubble for a minute
Mmm, mm...
You smile, the bubble has a rainbow in it


Say it's only a paper moon
Sailing over a cardboard sea.
But it wouldn't be make believe
If you believed in me.


Yes, it's only a canvas sky
Hanging over a muslin tree.
But it wouldn't be make believe
If you believed in me.


Without your love
It's a honky tonk parade.
Without your love
It's a melody played in a penny arcade.


It's a Barnum and Bailey world,
Just as phoney as it can be.
But it wouldn't be make believe
If you believed in me.


Without your love
It's a honky tonk parade.
Without your love
It's a melody played in a penny arcade.


It's a Barnum and Bailey world,
Just as phoney as it can be.
But it wouldn't be make believe
If you believed in me




**************
Une belle collection de clichés vintage sur fond de paper moon ici.

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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