vendredi 22 juin 2007
Dans cet essai sur Proust, écrit alors qu'il était encore très jeune, Samuel Beckett nous condamne à vivre dans le désordre des désirs et de la réalité :
"Nous ne nous échappons ni des heures ni des jours. Pas davantage de demain que d'hier. Nous ne nous échappons pas d'hier car hier nous a déformés, à moins que nous ne l'ayons déformé. Peu importe la couleur du moment, il y a eu déformation. Hier n'est pas un jalon, que nous aurions dépassé, c'est un caillou des vieux sentiers rebattus des années qui fait partie de nous irrémédiablement, que nous portons en nous ; lourd et menaçant. (...) Le voilà en tout cas incorporé, hier, quel qu'il fut, au seul univers qui ait une réalité et un sens, l'univers personnel de notre subconscient dont la cosmographie a dès lors subi une rupture d'équilibre. (...) Nos désirs d'hier, qui valent pour notre moi d'hier, ne valent plus pour notre moi d'aujourd'hui. Ce qui nous déçoit, c'est le néant de ce que nous nous plaisons à appeler l'accomplissement. Mais qu'est-ce que l'accomplissement ? C'est l'identification du sujet à l'objet de son désir. Or le sujet est mort - sans doute plusieurs fois - en route. Même dans le cas où, par un de ces rares miracles de la coïncidence qui survient lorsque le calendrier des faits se déroule parallèlement au calendrier des sentiments, l'accomplissement a lieu et où l'objet du désir (au sens strict de cette maladie) est atteint par le sujet, alors la conformité est si parfaite, l'instant de l'accomplissement annule et remplace si exactement l'instant du désir, que l'événement accompli semble avoir été inévitable, et, comme tout effort intellectuel conscient visant alors à reconstituer la réalité de l'invisible et de l'impensable demeure vain, nous ne pouvons savourer notre joie puisque nous ne pouvons la comparer à notre chagrin.(...) "

Nous devançons ou nous sommes distancés par le bonheur de la coïncidence. Il faudrait désirer au plus-que-parfait ou désirer en-dessous de sa condition afin d'être ravi par certains généreux hasards ou par de prodiges instincts qui nous mènent en aveugle vers un but auquel nous aspirions sans pouvoir l'énoncer et que nous aurions manqué si nous avions su d'abord le définir. Tel est le sort de l'homme. Plus que du temps (objectif), qui nous crucifie sans coup férir entre deux impossibilités, c'est d'une temporalité (temps vécu ou subjectif) défectueuse dont nous sommes tous victimes.

Irrémédiablement. "J’éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long non seulement avait sans une interruption été vécu, pensé, sécrété par moi, qu’il était ma vie, qu’il était moi-même, mais encore que j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu’il me supportait, que j’étais juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer avec moi. La date à laquelle j’entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne savais pas avoir. J’avais le vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant, comme si j’avais des lieues de hauteur, tant d’années. " (Marcel Proust, A la recherche du temps perdu)

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mardi 19 juin 2007
Le fantôme d'Adelphi Terrace s'est dissous*, il y a soixante-dix ans, et renaît chaque jour au contact de ma paupière, dans un clignement d'oeil moqueur ou généreux. Je fais ce constat. Je ne célèbre pas un anniversaire. Même si celui de la mort est peut-être plus intéressant que celui de la naissance. On mesure ainsi la profondeur de la perte et les dimensions de l'absence. J'imagine très bien pour lui ce que lui-même avait rêvé pour le poète disparu, George Meredith : "Quand un grand homme meurt (...) les immortels l'attendent au sommet de la colline la plus proche. Il fouille du regard l'horizon et il voit ses pairs. Ils sont tous jeunes, comme lui-même l'est. Il leur fait à tous un signe de la main en guise de salut." (George Meredith, A Tribute)

Il disait de lui, par personnage interposé, ceci : « Je suis si bizarre (...) que lorsque je pense à moi, je suis… je suis quelquefois effrayé. » Je crois que c'est cette conscience violente et pénible (parfois) de n'appartenir pas tout à fait au monde des hommes sans soucis qui nous rapprocha, lui et moi.

Je lui ai écrit une lettre cette nuit, pendant qu'un enfant, un mignon Henry, finissait d'écarquiller ses mirettes, quelque part, à l'autre bout de mon monde, quelques heures avant le dernier coup de carillon qui rappelle aux oublieux la disparition de mon héros, de mon ami, de mon frère. Il m'a éveillée à quatre heures du matin et j'ai composé, dans le clair-obscur révélé par les volets dentelées de vieillesse, quelques mots que personne d'autre que lui ne lira - par-dessus mon épaule, comme il aime à le faire.

J'ai raccourci le sommeil de l'allumeur de révébère,




Leerie-licht-the-lamps. Car le souffle de la peur et les cauchemars des enfants éteignent, une à une, les lumières de la ville, comme s'il s'agissait de bougies d'anniversaire géantes, et il doit recommencer son incessant travail de Sisyphe, heureux ou non, dans l'attente de la césure de l'aube et de l'imaginaire.


Stevenson aurait pu être cet homme aux jambes tordues qui monte sur l'échelle pour dispenser la lumière au monde.


"Leerie, leerie, licht the lamps,
Lang legs and crooked shanks."


[illustration de Myrtle Sheldon pour A Childs Garden Of Verses de R.L. Stevenson]

Par la pensée, j'ai bondi à Kirriemuir.

« Thrums, le foyer des héros et des arts, où les lampes sont allumées par un magicien nommé Leerie-Leerie-allume-les-lampes (…) » (Sentimental Tommy)
J'ai ouvert les bras pour le cajoler un peu, avant que le jour ne me rende au présent. Pour moi, voyez-vous, il demeure ce petit garçon de quarante-deux ans immortalisé par George Charles Beresford. Je lui rends visite plusieurs fois par jour dans l'un de ses livres, prenant toujours soin auparavant de tapoter de l'index gauche la couverture, afin de ne point le gêner dans son repos, afin de lui laisser l'occasion de prendre sa meilleure pose ou son profil le plus gracieux. Puis, j'ouvre la porte (le livre).


J'ai toujours préféré son visage à ce moment-là, sur cette photographie blanche et noire, grise sur les bords, qui emprisonne pour l'éternité ce regard qui ne semble s'adresser qu'à une personne. C'est là, peut-être, la suprême illusion qu'il n'a vécu que pour moi (vous). Il l'entretient en sorcier, en acteur, accomplissant un autre labeur que celui de Leerie Leerie, mais assez proche du sien, tout de même. Et je lui fais, au coeur de la nuit, cette déclaration qui n'a pas de sens. Je m'y emploie, à la troisième personne, feignant de croire qu'il n'est pas là pour mieux profiter de la surprise de sa présence qu'il me fera au réveil.


Je traduisis ce roman en français et, plus je pénétrais dans cette histoire, plus il semblait que quelque chose se dérobait sous mes assauts. Non pas les mots en eux-mêmes, à travers lesquels je voyais aussi bien qu’à travers leurs cousins français, mais un sentiment, une étrange impression qu’un mystère était dissimulé quelque part dans ce roman fait de bric et broc, construit en patchwork. Un intrus ou un non-dit malmenait mon esprit. Il me fallait trouver l’interstice, le défaut, le secret, comme si la cachette se situait entre les lattes quelque peu décalées d’un parquet. Je ne sais pas à quoi cela tenait mais j’étais certaine que Barrie écrivait son roman pour cacher quelque chose. Il écrivait pour masquer un secret. Il recouvrait de peinture un message qu’il regrettait d’avoir délivré. Mais le nouveau message ne cessait de s’écailler pour laisser apparaître son premier vœu. Un jour, je m’aperçus qu’il y avait du jeu entre les mots, que ceux-ci bougeaient sans cesse, aussi bien dans le texte original que dans ma traduction. Les mots bougeaient de manière très subtile. On les sentait à peine évoluer sous la prunelle. La faille se trouvait sous un mot inscrit en italique dans le Chapitre XVIII. Je posai le doigt sur ce mot, je fermai les yeux et me retrouvai dans un fauteuil de cuir, installé dans le creux d’une cheminée. Un joli nid au coin du feu, un inglenook, une forme d’igloo contrecarrée par une volonté supérieure, un endroit où, jadis, la fièvre avait tout ravagé. Il ne restait qu’une poignée de cendres métalliques alentour. Instinctivement, je tendis la main devant moi, là où plus un seul feu ne pouvait brûler. Tout à coup apparut un curieux bonhomme, installé sur la paume. Il s’amusait à mêler ma ligne de vie et ma ligne de chance, croisant hier et demain et passant la tête dans le licol du jour. Puis, je l’ai frôlé de l’index. Je me suis retrouvée, tout à coup, là, derrière vous.

*Attention à la conjugaison de ce verbe retors.

hymne


(Hymne officieux de l'Ecosse)
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samedi 9 juin 2007



Farewell! if ever fondest prayer
For other's weal availed on high,
Mine will not all be lost in air,
But waft thy name beyond the sky.
'Twere vain to speak, to weep, to sigh:
Oh! more than tears of blood can tell,
When wrung from guilt's expiring eye,
Are in that word - Farewell! - Farewell!
These lips are mute, these eyes are dry;
But in my breast and in my brain,
Awake the pangs that pass not by,
The thought that ne'er shall sleep again.
My soul nor deigns nor dares complain,
Though grief and passion there rebel;
I only know we loved in vain -
I only feel - Farewell! - Farewell!
Lord Byron


Le moment est arrivé. La main tremblante, je mets ici et là des points de suspension, comme si je poudrais de riz les désaccords du portrait.
Je reviendrai demain ou après-demain. Peut-être dans quelques semaines. Qui sait ?
Peut-être même que, dans une heure, je rebrousserai vite chemin. J'ai tant de choses à vous dire, savez-vous ? Toujours est-il que j'ai une suite vénitienne à vous conter, des aventures italiennes que j'espère vivre très bientôt dans ma mère patrie imaginaire. En juillet, je vous rapporterai mes pensées de la Sérénissime. Dans le sillage de Gustav von Aschenbach,



à cet endroit exact, je vais mourir un peu et faire de mon ombre un cadran solaire pour la vie de celle que je ne suis déjà plus.





Mais il est temps, là, maintenant, pour moi de...

julio
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lundi 4 juin 2007

Mon ami Robert Greenham, le plus séduisant de tous les anglais, vient d'ouvrir son journal en ligne ici.


Je vous invite, tous et toutes, à aller le lire. Il n'est pas seulement mon très cher ami, il est aussi, je vous le rappelle, l'auteur d'un livre charmant en rapport avec James Matthew Barrie, qui ouvre de nouvelles voies pour explorer l'oeuvre et la vie de l'auteur.

Robert Greenham est un détective dans l'âme, un généalogiste surprenant. Je suis présentement en train de traduire un article qu'il a écrit sur une oeuvre assez peu connue de Barrie, presque ignorée des biographes. Il m'a suffi de lui parler de mes recherches sur un ballet écrit par Barrie pour les beaux yeux d'une ballerine russe pour qu'en un clin d'oeil il écrive un petit essai très exhaustif.
De ceci, je vous reparlerai sur mon site et, en détail, dans mon prochain livre...

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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