Un film

tout aussi flamboyant que son affiche le laisse supposer. Je ne connaissais aucun film de Pradal auparavant, je l'avoue. Ma petite chronique risque, par conséquent, de manquer de points d'ancrage. Tant pis ! Ce film vaut pour lui seul. Tonino Benacquista a écrit cette histoire crépitante, couleur sang, qui va vous gicler dans la prunelle. On le sent, bien que ce ne soit pas tout à fait un polar ou un thriller, même si tourner à New York est, en soi, un hommage à ce genre cinématographique qu'est le film noir.


Pradal se défend d'un voyage en cinéphilie. Pourtant, il s'agit pour une petite part de cela, mais pas seulement, c'est surtout une simple, une grande et affreuse histoire d'amour. En parler contraint à dire trop, donc vous prenez un grand risque à me lire si vous n'avez pas encore vu ce film et en avez l'intention.
Un homme, Vincent (Norman Reedus),

a perdu sa femme, assassinée sans raison apparente (on ne saura pas le fin mot de l'histoire) par un homme que Vincent a croisé en voiture sur la route, alors qu'il rentrait chez lui. Un chauffeur de taxi, vêtu d'un blouson rouge, et qui porte une grosse bague. Sa voiture était enfoncée sur le côté, comme si elle s'était tapée une borne d'incendie. Aucun autre signe distinctif. Ces simples éléments seront pourtant suffisants... Dans une certaine mesure, l'intrigue a tout d'une tragédie grecque, par l'ironie du retournement final et, par associations d'idées, j'ai songé à la pièce de Camus, Le Malentendu.

Les années passent et le coupable n’est jamais retrouvé. Vincent refait - personne ne refait jamais rien, ce n'est qu'une illusion, nous ne faisons que sculpter un peu plus profondément, jusqu'à obtenir une façon plus plaisante ou acceptable, notre échec ; vivre n'est rien d'autre que ça - sa vie ailleurs, seul, en compagnie d’un lévrier que sa femme avait acheté pour lui avant de mourir. Il avait trouvé l’animal sur les lieux du crime, dans leur maison. Le chien a grandi parallèlement à la douleur de Vincent. Il est l’indice de ce passé qui verse dans ce présent minable, gris et informe, qui l'alimente. Vincent habite désormais un appartement en vis-à-vis avec celui d’une femme, Alice, amoureuse de lui depuis trois ans. Ce vis-à-vis symbolique de leur relation, qui ne peut que s'épanouir de biais, par la traverse, se retrouve à d'autres moments du film, extériorisée différemment (l'appartement de Roger qui donne sur le métro). Il y a aussi comme un message inconscient à l'adresse des films d'Alfred Hitchcock (Fenêtre sur cour, par exemple).
Vincent ne veut pas s’engager envers elle, ni envers quiconque, tant qu’il n’aura pas fait justice à sa femme. Il repousse Alice par indifférence, par excès de concentration sur son passé qui l'hypnotise. Celle-ci est au désespoir mais sa détresse est froide. Seule Emmanuelle Béart sait incarner cette mélancolie gracieuse et opaque, de film en film. Elle l’attend, sachant qu'il est l'homme destiné et n'éprouvant aucun doute susceptible de gercer sa foi, tandis que ses journées à lui sont rythmées par son obsession de retrouver le criminel, les courses de lévriers et les paris avec les bookmakers dans les bas-fonds de la ville. Cette quête incessante contamine Alice, qui erre, elle aussi, dans cette pensée trouble et se noie, peu à peu, dans le marc de l’amertume. Une nuit, elle prend un taxi, et noue une relation brutale, sexuelle, mais presque poétique dans sa brusquerie, avec son chauffeur, Roger, incarné par Harvey Keitel, l’immense acteur scorsesien, l’inoubliable Bad Lieutenant.
Roger est un ancien alcoolique, au physique de mauvais garçon, avec des mains faites par et pour la prière, la caresse et peut-être pire. Il sculpte des boomerangs qu'il envoie à partir du pont de Brooklyn. Dans cette acte simple, il imprime une piété et un recueillement de sage oriental, qui le rend beau et énigmatique. Paumé peut-être, lorsqu'il rencontre Alice, il a le désir d'abattre les forêts sombres qui ont poussé autour de lui, en lui, celles qu'il viole et pille pour fabriquer ses boomerangs. Mais elle le met en garde de ne pas perdre ce qu'elle aime en lui, sans lui dire de quoi il s'agit, mais nous le devinons : un danger possible, une force animale, le germe qu'elle veut faire mûrir. Elle ne peut l'aimer que comme l'instrument de sa délivrance, comme bouc émissaire d'un crime qui n'est, a priori, pas le sien. Elle se sacrifie à lui, dans l'acte sexuel, afin de se le soumettre.
Imperceptiblement, sans réelle préméditation, semble-t-il, elle va en faire le coupable que recherche, sans relâche ni desserrer les dents, Vincent, afin qu’il se débarrasse de son passé en le tuant. Artisan d’un assassinat aussi cruel qu’injuste, croit-on d'abord, Alice est une sorcière qui transmue les valeurs de l’univers ; elle paiera le bonheur de Vincent avec le malheur de Roger, qui était sincèrement amoureux d’elle. Alice, à sa manière, aimera aussi cet homme ou sera éprise de la compassion qu'il fait naître en elle. Mais cet homme n'est qu’un pont entre une impossibilité et un désir : rejoindre Vincent sur sa terre d’exil.
La communion de Vincent délivré et d'Alice se fera dans le sang : l’un croyant assassiner un homme, qui a plusieurs vies, peut-être, et qui ne peut mourir que de la main de l’amour ; l’autre lui enfonçant un pieu dans le cœur, lorsqu'il revient d'entre les morts pour s'imposer à elle. "J'ai vu au fond de tes yeux de l'amour et même si c'est de l'amour qui vient de l'enfer, j'en veux encore et encore. "

Ce sont les mots de Roger à Alice, avant de la contraindre à abandonner Vincent sous la menace de tout révéler à la police. Croit-il que l'on peut forcer l'amour ? La vérité du corps, s'il en est une, n'est en rien celle de l'amour complet, qui est mille fois autre et terriblement plus complexe. Les scènes de sexe entre Béart et Keitel, dans l'appartement de Roger sont troublantes, dans leur exhibitionnisme. Pour ce que j'en sais, leur tournage a été plutôt gênant.


(Copyright Allociné)
Et si Roger qu'elle a créé pour Vincent se révélait être celui qu'elle voulait, l'assassin ? Pradal, de Keitel, dira ceci : « le visage émacié, et beau comme jamais d'Harvey, cheveux longs, col relevé, qui dans la brume, par dessus les toits, jette son boomerang comme une dernière gâche au bonheur. » Oui, c’est parfaitement exprimé. Keitel croit ou fait semblant de croire en l’amour d’Alice. Mais il ne sait rien d’elle, finalement. Il ne possède que la vérité du corps qui n'est rien, qui n'est que faux-semblant au regard de l'amour qu'Alice éprouve pour Vincent. C'est pourquoi, elle détruit ce corps et revient enfin vers Vincent. Un signe de tête entre eux, à la fin du film, un signe ambigu, lorsque Vincent lit dans le journal la mort de l'homme qu'il croyait avoir assassiné lui-même, dit à la fois leur accord tacite et une compréhension muette, biaisée, mais réelle.
La théorie du boomerang : on vous rend ce que vous donnez. Le personnage de Harvey Keitel incarne cette philosophie. C'est aussi le secret de ce beau film blafard et lumineux.
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