vendredi 26 mai 2006

Lire et relire, George Eliot, c'est être en aussi bonne compagnie qu'avec Henry James, Edith Wharton ou Virginia Woolf. La langue est ferme, presque sévère, et pourtant généreuse et lumineuse. Autopsie des consciences, ironie et petits coups de griffe, telles sont les manières de la dame. Et lorsque la traduction est de Sylvère Monod, je n'ai aucun scrupule à me promener en langue française dans les allées géométriques de Middlemarch, qui est comme chacun le sait un chef-d'oeuvre. Il est plus difficile d'énoncer en quoi réside sa perfection... Je m'aventurerai peut-être un jour à le faire. P. 111, je lis ces mots : "Je ne m'intéresse pas à son Xisuthrus et à son Fee-fo-fum et compagnie (...)" J'apprends grâce à une industrieuse note que Fee-fo-fum est le cri de l'ogre. On en trouve trace dans un conte anglais du XIIIe siècle pour enfants, Jack le tueur de géants. Fee-fo-fum ! J'ai su quelque chose à ce sujet, dans une autre vie. La mémoire est une trappe.

Si l’on songe qu’il y a indubitablement – si tant est que les statistiques soient une preuve - plus de fous à l’extérieur qu’à l’intérieur, on comprendra mieux l’acharnement de Lancaster à investir les lieux. La plus grande terreur de Jonathan Lancaster avait été, de tout temps, d’être enfermé dans un hôpital psychiatrique. « De tout temps » remontait à la prime enfance de cet être hermaphrodite. Devenir psychiatre, au sein de ce qu’il continuait d’appeler un « asile », parmi les « fous », et ce malgré les remontrances empesées de la gent médicale, lui garantissait, au moins symboliquement, de disposer des clefs de l’établissement. Etre gardien de la normalité l’éloignait, songeait-il complaisamment en caressant son menton imberbe, du rôle d’aliéné ou d’interné. D’aucuns choisissent un métier pour des raisons moins claires ou, pire, moins essentielles. L’exercice de sa profession s’enchaînait logiquement avec les manifestations bruyantes ou privées de son caractère. Lancaster n’avait donc pas choisi d’être psychiatre, mais les choix ne sont de toutes les façons que des consolations sémantiques. Sa nature profonde le lui avait enjoint froidement. Il était entré dans cette profession par une des mêmes portes que certains de ses patients : une phobie. La peur de devenir fou, que les bien informés (ce qui prouve la compétence de ces derniers, car le mot est absent de la plupart des dictionnaires) nomment lyssophobie. Il avait longtemps été persuadé de son atypie par l’absence d’écho que lui renvoyaient les visages fermés de ses camarades de classe. Plus tard, à l’adolescence, sa solitude s’était transformée en ascèse de contacts humains, une privation graduelle de mots et de gestes. Mais il n’était pas naïf : à quoi bon cette mortification, si personne n’essayait de vous en détourner, si aucune tentation ne venait vous flatter les neurones ou la langue ? Johnny était seul. Le Docteur Lancaster cultivait les fous avec la facilité désarmante et innocente de ceux qui s’occupent de légumes ou de fleurs. A la face du monde, il s’efforçait autant que possible de paraître discret et raisonnable. Mais qui aurait été assez innocent pour être dupe de ses circonlocutions et de ses gestes maniérés qui dissimulaient une pensée et des gestes choquants ? Les tomates, pour arriver à une maturité (de taille et de goût) satisfaisante doivent faire l’office de soins rigoureux. En bon jardinier, Lancaster ne négligeait jamais de couper les gourmands qui poussaient entre les tiges maîtresses des plants. Avec une dextérité et un savoir-faire comparables, il éliminait tout ce qui dans ses patients gênaient le développement de leur folie personnelle et avait le pouvoir de les ramener à une certaine forme de raison. Il exaltait, au contraire, l’originalité de leurs maux, en cajolant leurs penchants secrets et inavouables, savourant leur embarras. Ainsi, à force de persuasion, Johnny avait ouvert un zoo – unique en son genre - qui n’avait pour visiteurs que par les habitués de Sainte-Gilberte, hormis les thérapeutes, qui ignoraient tout de cet espace mi-réel mi-imaginaire. Les spécimens qui avaient donné le plus de fil à retordre au bon docteur était un psychotique, féru d’hindouisme, qui avait l’habitude de couper l’oreille droite ou gauche, je ne sais plus (celle qui était réputée être celle de la sagesse) des malchanceux qui passaient à portée de son cutter, une linguiste renommée qui ne s’exprimait que par écrit, traçant les syntagmes en lettres capitales et les morphèmes différenciateurs en minuscules, superposant ainsi deux réalités distinctes qui dans son esprit ne se recoupaient jamais, un amateur de langues de chat (qui arrachait celle des félins qui avaient le malheur de croiser son chemin), une délirante qui sentait des odeurs de merde partout et accusait Saint Antoine de Padoue de lui envoyer ces fragrances, une amoureuse compulsive et, last but not least, un écrivain raté. Le plus dangereux était ce dernier et Lancaster lui offrait quelques photos d’éditeur à lacérer, à défaut de lui procurer un représentant de cette espèce en chair et en os. Johnny eût été capable de lui amener un directeur de collection littéraire ou un lecteur professionnel pour exacerber ses doigts vengeurs, s’il n’avait craint des représailles ; avec les chats, au moins, il ne se gênait pas et en offrait un par semaine au dégustateur de langues félines, car il craignait qu’il ne perdît la main. Les autres fous n’étaient pas en reste : le spécialiste en culture indienne avait l’autorisation - le devoir - de manier son sabre miniature sur des oreilles (malheureusement) postiches, le Nez avait à disposition des bacs remplis d’excréments d’origines très diverses, la linguiste avait pour son plaisir une presse dans sa chambre et une multitude de journaux dans lesquels elle découpaient des lettres qui lui permettraient de composer des missives anonymes, tandis que, pour sa part, l’amoureuse transie avait la charge de contempler les portraits de tous ses amours non consommées jusqu’à ce que les photos perdent leur éclat et soient poissées par ses larmes.

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